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14 avril 2022
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À Millau, la lutte du Larzac contre la malbouffe

À la cuisine centrale de la sous-préfecture de l’Aveyron, on prépare 1 300 repas par jour « comme à la maison », avec de bons produits locaux et un objectif en tête : 100 % bio.

Une évidence dans ce territoire agricole, symbole historique de la lutte contre la malbouffe ? Pas tant que ça…

Par Céline Bousquet.
Un article extrait de notre magazine Jour de Fête #1.

« C’est pas des tomates d’Espagne, hein ? » Avec application et dans un grand sourire que l’on devine à travers le masque, Damien dispose les morceaux de tomates rouges et bien juteuses sur les pâtes feuilletées recouvertes de moutarde. Les mêmes gestes depuis 5 heures ce matin. Du fait-maison pour 1 300 repas, forcément, « c’est du boulot », rigole-t-il. À côté de lui à la découpe, Sébastien acquiesce. « C’est plus long mais c’est plus intéressant que d’acheter des tartes toutes faites. » Dans deux jours, elles quitteront la cuisine centrale, construite il y a vingt ans sur les hauteurs de Millau, à quelques encablures du célèbre viaduc, pour rejoindre les dix-sept écoles de la ville. Là, sur « satellite », il n’y aura plus qu’à les réchauffer avant de les servir. C’est le principe de la liaison froide. En attendant, la petite dizaine d’agents s’active, il n’y a pas une minute à perdre.

« Avant, on ne faisait que de l’assemblage maintenant, on cuisine ! C’est valorisant pour nous, et pour tout le monde. »

Plus loin, François et Johnny préparent le sauté de poulet bio au curry et lait de coco qui sera dégusté lui aussi dans quarante-huit heures, mais en portions individuelles, pour les quelque 200 abonnés au portage des repas à domicile. « On les bichonne », confie le plus âgé, qui attaque sa dix-huitième année à la cuisine centrale. « Au bout de trois mois, je voulais partir, se souvient-il. Avant, on ne faisait que de l’assemblage. Maintenant, on cuisine ! On travaille avec de bons produits d’ici. C’est valorisant pour nous, et pour tout le monde. » La viande est fournie principalement par les Paysans bio d’Aveyron, un jeune collectif d’éleveurs situés entre l’Aubrac, au nord du département, et le Larzac, au sud. Une évidence dans un territoire d’élevage historique comme l’Aveyron. « Dire qu’avant, on sortait la purée en poudre ! se rappelle aussi Johnny tout en préparant le roux pour faire la sauce. Maintenant on la fait avec de vraies pommes de terre qui poussent juste à côté. Pareil pour les courgettes, les tomates… ça n’a rien à voir. » Fini, les boîtes de conserve qu’il ouvrait à son arrivée il y a vingt ans. Désormais, quand il fait une ratatouille, c’est avec des légumes frais gorgés de soleil. Et ça fait toute la différence.

Aujourd’hui, la cuisine centrale de Millau est fière d’arborer les deux carottes du label Ecocert « En cuisine », obtenues en 2020, deux ans après la première distinction. Elle répond à un ensemble de critères pour une cantine « plus bio, plus locale, plus saine et plus durable ». « On y est allés petit à petit, par étapes », confie Julien Aigouy. D’abord 10 % de bio, puis 30 % et bientôt 40 %, 50 %… Ce passionné de cuisine passe moins de temps aux fourneaux mais il se régale toujours autant depuis qu’il est responsable de la restauration collective de Millau. À la cuisine centrale, depuis dix ans, le quadragénaire a trouvé ce qui lui manquait sûrement dans la restauration traditionnelle : une certaine idée du service public et un défi à la hauteur de son engagement.

Exit le plastique…

Julien Aigouy, le chef de la restauration collective à Millau.

Pour une fois, la petite révolution de cette rentrée des classes ne se passe pas dans les assiettes mais dans les contenants. De quoi bousculer toute l’organisation de la cuisine. Tous les plats qui partent dans les écoles millavoises sont désormais en acier inoxydable. « On a devancé la loi EGalim qui prévoit qu’il n’y ait plus de plastique dans les cantines d’ici 2025. C’est un enjeu de santé publique. Ça n’avait pas de sens de servir une bonne alimentation aux enfants dans des contenants qui pouvaient les rendre malades », explique Julien. S’il a fallu un an de travail pour opérer la transition, les nouveaux plats sont arrivés deux jours seulement avant la rentrée… « On tâtonne un peu mais à un moment, il faut bien y aller », avoue le directeur. Cette rentrée a aussi été marquée par la distribution de 2 000 gourdes en acier inoxydable à tous les écoliers de la ville. « Ce n’est pas anecdotique, ça permet de sensibiliser les enfants à la question du plastique, des déchets et de tout le cycle de l’eau. Il faut impliquer les enfants, les enseignants, les agents… L’enjeu, c’est d’expliquer ce qu’on fait et surtout pourquoi on le fait. » Depuis dix ans, il teste, expérimente, avance pas à pas. La légumerie, le repas alternatif une fois par semaine, la lutte contre le gaspillage… Le contenu des frigos et des réserves a bien changé. D’ailleurs, il n’y a plus grand-chose dedans. « On stocke le moins possible », confirme Julien, qui montre avec fierté les lentilles de Saint-Germain, les pérails de brebis du Larzac, le fromage blanc servi avec de la confiture qui a remplacé les yaourts aromatisés, la farine et les sablés fabriqués en Aveyron… et bientôt dix tonnes de pommes de terre qui permettront de faire de la purée « maison » toute l’année. « Tout n’est pas bio, comme les huiles de colza et de tournesol, mais c’est pour ça qu’il faut connaître les producteurs et savoir comment ils travaillent. On en a même qui ne demandent pas le label parce qu’ils ne le trouvent pas assez exigeant. »

Une équipe solide et motivée aux manettes.

…et les conserves

Les boîtes de conserve ont presque entièrement disparu des étagères. « Celles-là, dans deux ans, j’ai bon espoir qu’on n’en ait plus besoin non plus », confie le directeur en attrapant une boîte de concassé de tomates. C’est un des projets en cours : surgeler les légumes locaux, très abondants de juin à septembre alors que la cuisine, elle, tourne au ralenti, pour avoir des légumes frais toute l’année. Et des sauces tomate maison. Premier test cet été avec trois tonnes et demie de courgettes. « Elles rendent un peu plus d’eau mais au niveau du goût, il n’y a pas de différence. » Pour cela, il faut aussi travailler en amont afin d’orienter les productions dont la cuisine a besoin et avoir des quantités suffisantes. C’est ce que fait la municipalité de Millau avec le Jardin du Chayran, un chantier  d’insertion installé sur 6,5 hectares, au bord du Tarn. Par le maraîchage, elle permet chaque année à plus de 50 personnes de retrouver le chemin de l’emploi. Au fil des années, la cuisine centrale a noué une relation privilégiée avec l’association, qui fournit une grosse partie des légumes frais. Les besoins de l’un, les excédents de l’autre… « C’est un aller-retour permanent, ça va dans les deux sens », se félicite Nadine Boisson, la directrice. Même si elle ne représente encore qu’une petite partie du chiffre d’affaires, la restauration collective occupe une place particulière. « C’est important pour nous d’avoir ce partenariat. Nourrir les enfants des écoles, ça a du sens et c’est valorisant pour toute l’équipe », remarque-t-elle.

La ville de Millau s’est engagée dans la démarche du label « En cuisine » d’Ecocert.

« On a une telle richesse de productions en Aveyron que je suis sûr qu’on peut arriver au 100 % bio. Pas du bio « dégueulasse », du bio local, de nos petits producteurs. Au début j’allais les chercher, maintenant ce sont eux qui viennent », se réjouit le directeur. Travailler en circuits courts avec de petites fermes locales, ce n’est pas choisir la facilité. Il consacre une journée entière aux commandes toutes les semaines. Et parfois, il y a des couacs… « Il manque 50 kilos de carottes », alerte Philippe, dans sa veste matelassée aux couleurs de la ville, indispensable pour travailler dans les chambres froides. C’est ce qu’il fait depuis trente-cinq ans. « Avant on n’avait pas vraiment le choix dans les commandes. Aujourd’hui, on a beaucoup plus de fournisseurs, de livraisons, et des produits de qualité qu’on ne retrouve pas dans beaucoup de restaurants ! » C’est lui qui assure la réception des produits et le prétraitement (laver et éplucher les légumes, effiler le poisson…). Chaque produit qui entre doit être rigoureusement étiqueté, une étape primordiale pour assurer la traçabilité. Et comme l’équipe n’est pas au complet ce matin, il ne chôme pas. « Si l’herbe n’est pas coupée pendant une semaine, ce n’est pas grave. À la cuisine, on ne peut pas sauter une journée. » Malgré la crise sanitaire, la restauration collective ne s’est jamais arrêtée de tourner. Pendant les confinements, le portage des repas était souvent le seul lien social pour les personnes âgées. « On est un service public, il faut qu’on assure, rappelle Julien. Faire du frais, du bon et du local, ce n’est pas compliqué. Par contre, il faut de la main d’oeuvre. »

Une approche sociale

Au croisement des enjeux en termes d’alimentation, d’éducation, d’économie locale, de social et d’environnement, la cantine scolaire était au cœur de la campagne municipale de 2020. « On y a mis beaucoup d’engagement », confirme Emmanuelle Gazel, élue maire. Dès janvier 2021, la municipalité a mis en place une nouvelle tarification sociale pour la cantine. Fini les traditionnelles tranches, c’est un coefficient multiplicateur qui fixe le prix du repas en fonction des ressources réelles des familles, avec un tarif plancher d’un euro pour les revenus les plus faibles. C’est bien en-deçà du coût de revient global d’un repas qui approche les dix euros. Le surcoût à assumer par la municipalité a été évalué à 60 000 euros sur une année. « Ce sont des choix politiques, rappelle Emmanuelle Gazel. Nous, on a choisi d’investir sur nos enfants. L’objectif de passer progressivement à 100 % bio et local, c’est aussi une façon de soutenir notre économie proche. » Réaliste, le 100 % bio « pas dégueulasse » ? « Il faut toujours essayer de faire plus et mieux. Si on n’y arrive pas, il y aura des raisons. » Budgétaires, principalement…

Surtout que le directeur de la restauration collective, lui, a déjà sa petite idée pour s’en approcher : créer un atelier de boulangerie-pâtisserie. « Dans la tarte à la tomate, tout est bio, fait maison, sauf la pâte feuilletée. Si on veut atteindre les 100 %, il faut qu’on puisse faire des quiches, des pizzas, des tartes aux pommes… et pour ça, il faut un local adapté. Les 100 %, on peut y arriver. La question, c’est quels moyens on se donne pour le faire. Moi je suis là pour proposer, mais on avance ensemble, élus et techniciens. »

Le combat contre la malbouffe « fait partie de notre identité positivie, mais cet héritage ne suffit pas ».

Millau célèbre cette année les cinquante ans de la lutte du Larzac. Un motif de fierté, comme le démontage du McDo en 1999, toujours le symbole de la lutte contre la malbouffe. La nouvelle maire, 43 ans, y voit « une chance » pour la ville: « Cela fait partie de notre identité positive, mais cet héritage ne suffit pas », reconnaît-t-elle. Retour en cuisine, nouvelle alerte : il manque aussi quelques tomates pour finir les tartes. Un coup de fil et c’est le directeur lui-même qui ira chercher quelques kilos au Jardin du Chayran, à quelques kilomètres de là. Dans cette grosse machine qui ne veut pas devenir une « usine à repas », l’engagement de chacun fait toute la différence. « Le bébé est bien avancé, maintenant pour qu’il grandisse, il faut le structurer. Structurer et arriver à développer encore », confie Julien. Des filières de maraîchage, des collectifs de producteurs, de nouveaux ateliers… Pour une cuisine centrale 100 % bio et surtout, pleinement ancrée dans son territoire.

 

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