Et si la crise était un appel à développer de nouvelles politiques publiques alimentaires ?

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16 novembre 2022
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L’alimentation est-elle une marchandise comme les autres ? Dans les cantines, doit-on seulement raisonner en termes de coût ou plutôt de valeur ?

Le contexte d’inflation et de crise de certaines productions doit-il réduire la restauration collective au rang de service public raboté de toute forme d’ambition ? Notre réponse est non !

Ces derniers temps, on entend un peu de tout sur les cantines. Sous prétexte de flambée des prix des denrées, de l’énergie, des emballages, il faudrait revoir les menus, réduire les ambitions de qualité alimentaire et, au bout du même raisonnement, renoncer au bio qui avance pourtant déjà lentement. Toujours clivant sur le plan culturel et politique, ce dernier semble tout désigné pour un sacrifice sur l’autel des dépenses publiques à la peine. Certains acteurs choisissent même d’interpeller l’État en lui demandant un soutien financier pour compenser la flambée des prix qui rendrait inaccessibles, selon eux, les objectifs de la loi EGalim (50 % de produits durables dont 20 % de bio).

Décidément, il y a quelque chose de confus et de caricatural au royaume de la restauration collective, ce service quasi-public dont on finit par oublier que, de par son modèle d’organisation, il honore la France au milieu de ses voisins européens. Et si la crise était au fond de franchir une autre étape, d’amorcer un changement d’approche ? L’opportunité de se poser les bonnes questions et de faire de vrais constats ?

Personne ne le remarque mais la crise n’est pas en soi un phénomène nouveau. À force de la mettre en avant, on ne sait même plus très bien de laquelle on parle : celle qui préexistait depuis bien longtemps à celle qui dure ou la crise actuelle qui annoncera à coup sûr celle de demain ? Certes, on parle d’une inflation (et elle est réelle) des prix alimentaires, de l’ordre de 10 % en moyenne sur la dernière année. Mais cette variation de prix n’est pas homogène, on ignore encore si elle est appelée à durer et elle pose parfois question. Oui, de nombreux produits qui échappent à toute maîtrise du territoire comme la moutarde ou l’huile de tournesol ont connu une véritable flambée. De même, les produits issus des grandes plateformes de distribution connaissent de fortes augmentations, sans que personne n’interroge le manque de transparence ou de justification réelle. En revanche, pour les collectivités engagées dans la relocalisation, qui ont mis en place des contrats avec les acteurs de leur territoire, les prix ne s’envolent pas. Bien sûr, les coûts de l’énergie et des transports font augmenter légèrement la facture, mais les producteurs et autres coopératives impliqués dans des partenariats solides continuent de gagner leur vie sans s’infliger une inflation à deux chiffres.

« L’alimentation, ce n’est pas de l’énergie ou du bois de chauffage, ça devrait donc se traiter différemment. »

 

L’équation consistant à réclamer des compensations financières pour juguler les effets de l’inflation, en plus de relever d’une approche simpliste, ne règle pas tout. « L’alimentation, ce n’est pas de l’énergie ou du bois de chauffage, ça devrait donc se traiter différemment, précise Stéphane Veyrat, directeur d’Un Plus Bio. Or tant qu’on ne regarde pas dans la bonne direction et qu’on raisonne sur la seule logique des coûts, on continue de sortir de vieilles recettes. Si demain une aide de 20 ou 40 centimes par repas était mise en place, ce qui s’avère compliqué pour les budgets actuels, rien ne dit qu’elle serait fléchée directement vers les assiettes et la qualité alimentaire. » Même remarque de la part de Jean-Jacques Hazan, administrateur d’Agores (le réseau des directeurs de restauration publique territoriale, partenaire d’Un Plus Bio) : « La démarche absolutiste de dédier une même somme à tout le monde présente le risque de ne pas distinguer entre la restauration publique à caractère social et la restauration collective à but lucratif dont la logique assumée est de créer du profit. Sans opposer les modèles et choix de restauration, la situation actuelle nous invite à sortir d’un raisonnement qui ne résout pas notre problématique. Se cantonner seulement au prix des denrées nous amène dans le mur. »

Le défi est à la fois politique et culturel : celui d’établir enfin une différence fondamentale entre le coût et la ressource, entre le prix et la valeur, autrement dit entre ce que coûte la restauration collective et ce qu’elle rapporte à l’échelle d’un territoire. La démarche d’une ville comme Lons-le-Saunier, dans le Jura, est significative. « Chaque année, j’achète pour plus de 1,2 million d’euros aux producteurs, artisans et transformateurs locaux qui représentent 40 % de notre marché alimentaire », éclaire Didier Thévenet, directeur de la restauration collective. « Cela veut simplement dire qu’il y a, derrière les chiffres, des hommes et des femmes, des familles qui vivent localement de leur activité agricole et de transformation, qui participent à la vie économique et sociale, qui envoient leurs enfants dans les écoles et à la cantine où on mange bien, bio et durable … » Une autre formule, celle des régies et fermes agricoles que mettent en place de plus en plus de villes, semble aussi tirer son épingle de la crise. Après le flot de critiques sur le coût et la charge qu’elles représentent, devant la mutation qui nous attend, elles se révèlent d’une grande pertinence.

« La vraie question, c’est d’interroger le choix de modèle de restauration que se proposent les collectivités et le prix qu’elles sont prêtes à y consacrer. »

 

De nombreux moyens de contenir les coûts méritent d’être reconsidérés. Si la pratique de réduction du gaspillage alimentaire avance un peu, on est encore loin d’avoir gagné la grande bataille contre le gâchis. Le travail de produits bio de saison, bruts et locaux, en surveillant régulièrement leur cours est l’autre piste à privilégier, tout comme l’art de développer des recettes inventives. Quant aux savoir-faire professionnels, faut-il rappeler que plus les personnels sont formés, motivés, et valorisés, plus les cuisines se transforment en lieux de créativité qui s’adaptent en souplesse à la conjoncture ? Enfin, le coût des repas n’entre qu’à hauteur de 20 à 25 % des charges de la restauration, c’est-à-dire qu’il représente moins de 3 % du budget d’une collectivité. Or si économie il doit y avoir, peut-être peut-on cibler en priorité d’autres postes ? À Poitiers, le directeur de la cuisine centrale, Sylvestre Nivet, résume ainsi les enjeux : « C’est toujours la même rengaine. En fait, la vraie question, c’est d’interroger le choix de modèle de restauration que se proposent les collectivités et le prix qu’elles sont prêtes à y consacrer : un modèle qui colle au territoire avec toute une série d’acteurs qui travaillent main dans la main, ou un modèle déconnecté qui subit les variations brutales du marché et de la spéculation sur les matières premières ? Une restauration collective qui marche, c’est un modèle multi-acteurs où des professionnels aguerris savent s’adapter et trouver des solutions en permanence, sans jamais rogner sur la qualité. »

Au fond, manger en collectivité a ceci de passionnant que le sujet suscitera toujours un débat public animé. Il y aura toujours plusieurs mondes entre les tenants du laisser-faire, ceux du renoncement, ceux qui ne jurent que par le public, ceux qui donnent tout au privé, ceux qui se battent pour faire évoluer les paysages agricoles, l’économie locale et la santé publique et ceux qui regardent passer les trains. On peut tout de même s’interroger pourquoi, au nom du prix, il faudrait soudain faire l’impasse sur les efforts de transformation écologique des cantines et de la filière agro-alimentaire alors que dans les autres domaines (logement, automobile, travaux publics…), les préconisations se font de plus en plus insistantes.

Le plus grand danger que courent les cantines, c’est de devenir une simple variable d’ajustement de politiques publiques figées, où l’alimentation serait vue comme une source de contraintes et jamais comme une cure de jouvence pour les territoires.

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