Les poissons arrivent-ils à bon port ?
Dans les foyers attentifs à leur impact sur les ressources des océans, on cherche à acheter du poisson à des poissonniers vertueux, à tomber sur le circuit court qui vous fait tutoyer le petit pêcheur artisanal. Certains s’en approchent mais est-ce bien jouable dans nos cantines ? Nous sommes partis aux quatre coins de France pour regarder comment nos collectivités locales ou acheteurs publics se débrouillaient avec les produits de la pêche.
REPORTAGE : ESTÉBAN DE RAURET
ILLUSTRATION : MALIJO
PHOTO : ISABELLE CHERET

Dans le Sud-Ouest, on durcit le thon
En Gironde, Jérôme Glere est agent comptable du Lycée Victor-Louis à Talence. Il supervise, entre autres, les 1 600 repas par jour de son établissement mais son engagement dans le collectif ACENA lui vaut d’être le coordinateur d’un des plus gros groupements d’achat alimentaire de France. Ce n’est pas simplement pour avoir les meilleurs prix qu’il anime ce réseau de 151 établissements, ni pour augmenter son salaire. « Ma fonction est non seulement bénévole mais surtout je ne bénéficie d’aucun support de poste de la part du rectorat qui ne considère pas cette mission comme prioritaire. Si je m’y colle, c’est que l’alimentation et l’éducation alimentaire sont des enjeux de santé publique. » Depuis 10 ans à ce poste, il tente de faire évoluer les lots de denrées alimentaires pour aller vers du mieux nutritionnellement et écologiquement dans les collèges et lycées de Gironde.
Concernant le lot « poissons et crustacés », le défi est immense. Avec les autres établissements du groupement, il achète 150 tonnes par an de produits issus de la mer et tout en surgelé car, vu les volumes, le frais est trop compliqué à organiser dans de telles quantités. Pour tendre vers une qualité minimum et ne pas participer à vider les océans, Jérôme et ses collègues ont exclu la double surgélation et les pavés de poissons reconstitués avec des mélanges de découpe. Ils bataillent pour écarter les aliments trop transformés, souvent trop salés et contenant des additifs inutiles. Ils ont même mis au point un logiciel maison « OCCENA » pour rentrer toutes les compositions des produits achetés afin de sélectionner les meilleurs. L’inconvénient ? Les fournisseurs capables de répondre à leur demande ne sont plus très nombreux. « Sur 8 réponses à notre appel d’offres pour le marché poisson, nous avons rarement plus d’un opérateur qui rentre dans les clous », se désole l’agent comptable.
« On voit bien que notre système alimentaire s’emballe et qu’au lieu de prendre soin de notre écosystème, on continue à le détruire pour le profit de quelques-uns, c’est désespérant. »
À la question de savoir s’il existe un label pour la pêche qui intègrerait des critères vertueux, sa réponse est rapide : « Il n’ y a pas de véritable label comme pour la viande ou les produits laitiers. Le seul que l’on nous propose est le MSC (Marine Stewardship Council) mais franchement, cela ne correspond que très peu à nos exigences. » Et du côté de l’aquaculture, les nouvelles ne sont pas meilleures. Que ce soit le saumon d’élevage ou les cocktails de crevettes, la proposition est loin de le satisfaire sur le plan écologique. Et même si l’on rapproche la zone d’élevage de son bassin de consommation, l’impact sur le milieu naturel n’est pas neutre. D’ailleurs, dans l’estuaire de la Gironde, un projet de ferme aquacole XXL capable de produire 10 000 tonnes de saumons par an est à l’étude. « On voit bien que notre système alimentaire s’emballe et qu’au lieu de prendre soin de notre écosystème, on continue à le détruire pour le profit de quelques-uns, c’est désespérant. »
Son autre inquiétude est la bascule dans les comportements alimentaires des jeunes convives. La moitié des achats du groupement va vers des filets panés, des brochettes de poisson, du fish and chips… Même le coeur de filet de poisson n’a pas la cote ! Alors, penser servir un poisson entier venu de la criée du coin, c’est jeter son argent par la fenêtre. « Dans mon ancien établissement, sur 1 500 convives, on servait 100 portions de poisson entier. Aujourd’hui, ce n’est plus d’actualité », selon le coordinateur. Et pour cause, lors de sa dernière tentative, la poubelle se remplissait à vue d’oeil. « C’est simple, quand vous proposez une petite daurade en entier, ils coupent le poisson comme un steak. Et quand ils ont tranché la peau avec les écailles et sectionné l’arête centrale, ils ont un truc immangeable. » Si les élèves semblent avoir perdu l’habitude de manger des produits non transformés, cela est particulièrement flagrant pour le poisson.
Dans le Jura, la mer n’a pas la cote
À Lons-le-Saunier, Didier Thévenet est à la tête d’une cuisine centrale intercommunale qui confectionne 6 000 repas par jour. Loin de la mer Méditerranée et de l’océan Atlantique, la culture culinaire locale s’appuie peu sur des recettes à base de poisson. Vice-président de l’association nationale Agores, qui défend haut et fort une restauration collective responsable, le Jurassien sait mieux que quiconque l’intérêt nutritionnel des produits de la mer. Il en propose deux fois toutes les trois semaines à l’ensemble de ses convives.
Si tous les poissons arrivent surgelés, pour la provenance, il fait confiance à l’étiquette de son fournisseur qui indique une pêche en Atlantique Nord pour le colin et le merlu. Mais il n’en sait guère plus. Quant à la durabilité de la ressource halieutique, il a pris soin de mentionner dans son marché de produits de la mer que les poissons devaient être issus d’une pêche durable même s’il n’est pas dupe sur la légèreté écologique du label MSC. Avec un coût d’achat à 2 € pour ses denrées alimentaires, il ne peut pas se payer le luxe d’acheter du poisson frais. Sans compter que ses jeunes convives boudent la plupart du temps les plats à base de produits de la mer. « Ils ne mangent quasiment jamais de filet de poisson frais chez eux et c’est le poisson pané qui est la référence. Même pour les grands jours de fête, quand nous mettons du saumon fumé, ce n’est pas l’explosion de joie. »
Pour faire évoluer ses menus, Didier tient compte des retours de ses équipes. Il a mis en place une commission avec les encadrants et le poisson ne vient pas en tête du palmarès. « Ici, nous sommes au pays du Comté et l’attente de nos convives va plus vers une rillette de porc, la saucisse fumée ou un morceau de fromage, qu’une soupe de poisson. » D’ailleurs, cela fait longtemps qu’il n’en commande plus, de ces fausses bouillabaisses, trop déçu par le peu de poissons qu’elles contiennent, l’absence d’information sur le type de pêche et leur taux de sel surprenant. Dans ses cantines, avec l’aval de ses élus, il a banni le surimi car pas très intéressant pour éduquer au goût. Les crevettes quant à elles sont absentes depuis longtemps car il ne trouve rien de satisfaisant écologiquement à un prix correct. Didier ne lâche pas pour autant l’affaire et s’ajuste aux envies sans tomber dans la démagogie. Il ne sert plus de poisson pané classique, issu d’un pavé reconstitué. Il l’a remplacé par du vrai filet de poisson pané, très apprécié. Près des montagnes, on pourrait s’attendre à voir la poiscaille d’eau douce ou des truites d’une pisciculture locale. Didier Thévenet en fait un peu, seulement pour le restaurant du personnel et les personnes âgées à domicile car avec des arêtes, il ne tente pas le diable avec ses écoliers.
Pour l’avenir, il compte maintenir une offre de poisson de qualité même s’il sait que les prix ne vont pas baisser et que l’état du stock des océans est préoccupant. « Ma stratégie pour les années à venir, c’est d’installer des menus semi-alternatifs. On laisse de la protéine animale dans les menus mais on en diminue le grammage et on ajoute à nos préparations des céréales et des légumineuses pour couvrir l’ensemble des besoins nutritionnels. Une façon de faire découvrir le patrimoine de nos terroirs sans continuer pour autant à épuiser nos ressources halieutiques. »
Dans le Finistère, il est frais le poisson
La ville de Brest regarde la mer. Avec une criée brestoise qui a vendu en 2023 près de 3 000 tonnes de produits de la mer, on se dit que c’est sûrement plus facile ici de trouver des poissons issus de la pêche locale en restauration scolaire. Alexandra Girelli, chargée de la qualité alimentaire à la ville surveille de près le contenu des assiettes. Brest a fait le choix voilà quelques années de déléguer la fabrication de ses 6 500 repas par jour à une société de restauration collective privée. Dernièrement, c’est Brestmêm qui s’est engagé à respecter le cahier des charges qui prévoit 100 % de poissons frais.
Pour les élus de la ville, notamment Emilie Kuchel, adjointe à la politique éducative, avec un port de pêche, rien de plus évident que de soutenir le territoire. Ici, on ne sert que du filet de poisson frais. Les espèces proposées aux convives sont le lieu noir, le merlu et la julienne. « Vu les volumes qu’il nous faut en filet de poisson sans arête, l’approvisionnement tourne autour des espèces classiques proposées en restauration collective, explique la qualiticienne de la ville. Mais nous avons fixé des exigences particulières souhaitées par nos élus. »
Dans le cahier des charges, la partie réservée aux poissons et aux crustacés ne fait pas moins de deux pages. Le nombre de jours en mer de l’équipage doit être inférieur à 20, les bateaux doivent faire moins de 26 mètres et les poissons doivent être issus d’un label pêche durable. Pour réduire l’impact sur les milieux naturels, la ville a arrêté les entrées avec des protéines animales et généralisé le menu végétarien jusqu’à deux fois par semaine. Ces objectifs qualitatifs ont été possibles grâce à la refonte du plan alimentaire. Le seul bémol que relève Alexandra Girelli, c’est que certains poissons comme la sardine ont disparu des tables de la restauration scolaire. « En tant que diététicienne de formation, je sais au combien les petits poissons bleus comme le hareng ou le maquereau ont des vertus nutritionnelles notamment pour les oméga- 3. » Mais à Brest, la Cotriade, délicieuse soupe de poisson avec ses légumes et ses aromates, n’est pas prête de disparaître des assiettes.
Demain, on met quoi dans l’assiette ?
L’enjeu de relocaliser son approvisionnement avec de la pêche locale est un sacré défi et un véritable casse-tête. Entre les volumes de poissons que les villes souhaitent, leurs exigences légitimes en matière d’environnement et leur envie d’un approvisionnement avec une pêche artisanale, la maille du filet rétrécit à vue d’oeil. Et si à cela on s’accorde à payer le juste prix pour une pêche écologiquement responsable, mettre demain du poisson à la cantine va exiger des arbitrages dans les menus. Alors que de plus en plus d’aliments de qualité sont hors de portée pour de nombreuses familles, donner l’habitude de consommer une plus grande diversité d’espèces, plus petites et selon les saisons, est peut être l’option à prendre. Proposer à nouveau de la sardine ou du maquereau en innovant sur les préparations et la présentation sur nos tables de restaurants scolaires, voilà une belle piste pour continuer à diversifier son alimentation.