Quel bon prix pour notre pain quotidien ?

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15 février 2022
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Dans l'atelier de la Maison Royer, en 2017 à Dijon, la boulangerie qui fournit toutes les cantines en pain bio tous les jours. Photos Julien Claudel.

Il y a ceux qui pensent que vendre une baguette blanche pas trop cuite à 29 centimes est un argument contre la hausse des prix. Et il y en a d’autres (des collectivités, des entrepreneurs…) qui envisagent ce type d’annonce médiatique avec circonspection,

au mieux dans l’indifférence, et choisissent de développer de vraies réponses à un vrai besoin : l’accès pour tous à un bon pain quotidien, qui nourrit les estomacs mais aussi les territoires. Témoignages.

Une baguette à 29 centimes ? Vous avez bien dit "baguette" ?

Lors du repas de Noël à la cantine de Manduel, dans le Gard, en 2016.

Quand Pascal Wozniak a entendu la nouvelle propagée par l’enseigne Leclerc, il s’est étranglé. « On croit rêver, ne me dites pas qu’on puisse parler de pain à 29 centimes d’euro. À ce prix, il est mathématiquement impossible de sortir une baguette. » Affichant trente ans de métier au compteur de sa boulangerie de Lembeye, dans les Pyrénées-Atlantiques, l’artisan est président de l’association Noste Pan, qui fédère une quinzaine d’agriculteurs autour de la filière d’un pain départemental dont le blé, la minoterie et la transformation sont estampillés 100 % local. La baguette de 250 g issue de ce projet collectif garantit un revenu contractuel aux agriculteurs et s’affiche en moyenne à 1,20 € sur son étal. C’est bien plus cher que dans la grande distribution. Mais c’est aussi bien meilleur car cet aliment de première nécessité est fait avec beaucoup… d’amour et de sérieux. Pétri le lundi à l’aube, il repose d’abord 48 heures en chambre froide pour une lente fermentation aidée de levains naturels qui évitent un recours excessif aux levures. Le mercredi suivant, il est divisé en petits lots, façonné à la main en baguettes et, là encore, continue de « pousser » sereinement dans l’atelier, à une température de 25 à 30°C. Après quoi, il passe un séjour d’une petite demi-heure dans le four, à 230°C.

« J’encourage mes clients qui ne juraient que par la baguette blanche à tenter le pain bien cuit, plus goûteux et plus digeste. »

Pascal Wozniak, boulanger du réseau Noste Pan, dans les Pyrénées-Atlantiques.

« J’encourage mes clients qui ne juraient que par la baguette blanche à tenter le pain bien cuit, plus goûteux et plus digeste, poursuit le boulanger du Béarn. Il y a même des gens qui me parlaient de leur intolérance au gluten et qui se sont remis à manger de ce pain sans problème, analyses de sang à l’appui ! »

Quand des collèges, des écoles, des Ehpad et des centres de loisirs de l’arrondissement lui passent commande, il peut baisser un peu les prix en fonction des quantités, jusqu’à 20 %. Mais il refuse de brader le produit. « En fait quand une collectivité ou un établissement souhaite connaître mes prix, je demande d’abord à voir le responsable pour un entretien, afin de lui présenter la filière, les valeurs de la démarche et démontrer l’engagement de toute la série d’acteurs réunis autour d’une même table. Au final on ne parle plus de prix, c’est la dynamique et le sens du projet qui emballent les interlocuteurs. » Pascal Wozniak reconnaît pourtant que la marche est encore longue pour convaincre. « Quand on nous demande de fournir des petites boules de pain blanc à 6 centimes pièce, je réponds qu’on ne peut pas et qu’ils doivent chercher ailleurs. En fait, techniquement on pourrait, mais intellectuellement, ça nous est impossible. Les gamins méritent un minimum de considération et, surtout, la santé de nos territoires mérite mieux. »

Le rôle majeur des collectivités

 

En France, de plus en plus de collectivités locales font du pain un instrument de développement au service de l’économie locale mais aussi de la santé publique. C’est un moyen parmi d’autres d’atteindre une partie des objectifs de la loi EGalim (20 % de bio). Mais au-delà, c’est l’approche politique de l’alimentation qui prime, comme l’option que se propose la collectivité pour le développement de son propre écosystème. À Nîmes (30) par exemple, avec 7 000 repas par jour, le nouveau cahier des charges de la restauration scolaire a intégré la livraison quotidienne d’un pain semi-complet 100 % bio dans toutes les écoles. « Franchement, ce n’est pas la denrée qui coûte le plus cher et notre budget alimentaire n’a pas bougé avec ce changement, témoigne la responsable du service restauration Anne-Sylvie Charmasson. Surtout, on a constaté une baisse importante du gaspillage, sans doute parce que les enfants reconnaissent que c’est du vrai pain. » En ville, deux boulangers locaux ont été choisis pour fabriquer les 850 grosses baguettes quotidiennes et, en salle comme au self, deux tranches suffisent généralement à combler les appétits des petits.

« La baguette à 29 centimes, on la paye au moins trois fois. »

Maxence Couturier, chargé de l’essaimage au sein du réseau des boulangeries solidaires Bou’Sol.

Derrière le prix du pain, que ce soit à 29 centimes ou un euro, c’est évidemment tout un paysage qui se dessine. « À ce prix-là, cette baguette on la paye au moins trois fois, pense Maxence Couturier, responsable de l’essaimage et du développement commercial de Bou’Sol, un réseau associatif de boulangeries alternatives et solidaires né à Marseille en 2013. La première fois, comme on ne se sent pas nourri, on en achète une deuxième, voire une troisième. La deuxième fois, on la paye sur la santé, avec du gluten ajouté, des additifs chimiques et des enzymes qui suscitent de plus en plus d’intolérances. Enfin la troisième fois, on cause du tort à l’environnement en saturant les autoroutes de poids lourds qui convoient des blés mélangés, chargés de pesticides et parfois dévitalisés venant de toute l’Europe. À la fin, faites les comptes, la facture de cette baguette pèse très fort sur le contribuable qui, en tant que consommateur, continue pourtant de se rendre en magasin en pensant faire une affaire. »

Bou’Sol a créé cinq boulangeries en France qui emploient, de Marseille à Bordeaux en passant par Montpellier, Calais et bientôt l’Île-de-France, une centaine de salariés, dont plus de 70 % étaient des personnes en situation de grande précarité. Le réseau a pour vocation à appuyer des porteurs de projet (boulangers en activité, traiteurs, associations) dans leur évolution vers la fabrication d’un pain 100 % bio, semi-complet, élaboré à partir de farines locales et destiné à la restauration collective de leur région. « Si le particulier rechigne parfois à payer le vrai prix du pain, les collectivités dépassent ce seul critère et s’intéressent à d’autres notions comme la santé publique, le local, la solidarité. » La preuve : à Marseille, même la société Sodexo, délégataire du marché de la restauration collective de la troisième ville de France, achète tout le pain bio des cantines au réseau Bou’Sol via l’association locale Pain et Partage : « Cela leur permet de satisfaire l’objectif de la loi EGalim, de montrer leur engagement pour le local et, surtout, de pouvoir compter sur un partenaire fiable depuis plusieurs années », complète Maxence Couturier.

Les baguettes 100% bio de la cantine de Mouans-Sartoux (06).

Pourquoi acheter du mauvais pain, même à bas prix, quand on peut en produire du très bon à un coût tout à fait acceptable sur le territoire ?

À Bordeaux, à Dijon, à Toulouse, à Nantes, à Montpellier, à Grenoble, les mêmes dynamiques se dessinent pour faire entrer dans les écoles une baguette de qualité, qui fait la part belle au bio et au local. Elles suivent une collectivité pionnière dans le genre : à Lons-le-Saunier, capitale du Jura, cela fait déjà vingt ans que la mairie, les céréaliers du bassin, le moulin local et les boulangers de la ville se sont convertis. Ici, c’était d’abord par nécessité qu’on est passé au bio, pour protéger les nappes phréatiques qui menaçaient sérieusement la qualité de l’eau au robinet. Puis c’est devenu une évidence : pourquoi acheter du mauvais pain, même à bas prix, quand on peut en produire du très bon à un coût tout à fait acceptable sur le territoire, en rémunérant correctement tout le monde sans intermédiaire, sans transport ou presque, et en garantissant à tous des contrats dans la durée ?

Avec les contraintes budgétaires qu’on leur connaît, les cantines parviennent, avec de la volonté et en faisant fonctionner l’intelligence collective, à rendre accessible au plus grand nombre un pain bio et local, de grande qualité. Le prix à payer ? Celui de l’objectif politique d’une alimentation qui redonne du sens.

J. C.

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