La crise et l’inflation dans les cantines ? Ils en parlent

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23 novembre 2022
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Après notre article détaillé sur les conséquences de l’inflation des denrées alimentaires en restauration collective, nous sommes allés à la rencontre de plusieurs responsables de cuisines centrales, grandes ou moyennes, voir de plus près la réalité de leur situation.

Tous parviennent au même constat : les prix augmentent, c’est un fait, mais on peut actionner de nombreux leviers pour continuer à faire de la qualité alimentaire sans exploser les budgets. Pour commencer, deux entretiens, à Poitiers et  à Lons-le-Saunier.

À Poitiers, "la hausse des denrées issues de la filière bio est plutôt raisonnable"

Silvestre Nivet, vice-président du réseau des directeurs de restauration territoriale Agores, est le responsable de la restauration collective de Poitiers (86), ville membre du Club des Territoires d’Un Plus Bio. Sa cuisine centrale prépare 7 000 repas par jour avec 25 % de produits bio et 30 % de circuit court ou sous signes officiels de qualité. Sur la dernière année, il constate comme tout le monde une augmentation importante du prix des denrées, mais « très inégale selon les familles de produits ».

Un Plus Bio : Comment ressentez-vous les effets de l’inflation ?

Sylvestre Nivet. Photo Sébastien Pouchard.

Sylvestre Nivet : Il y a une vraie tendance à la hausse qui touche toutes les familles de produits alimentaires, d’environ 13 % en moyenne. Mais certaines familles sont plus touchées que d’autres pour des raisons qui m’échappent. Le lait et les produits laitiers par exemple, n’ont augmenté qu’à hauteur de la hausse des cours du lait, de 7 à 8 %. Mais pour les lentilles, c’est plus 70 % et pour l’huile de tournesol, le prix a été multiplié par trois.

C’est d’ailleurs assez étrange : je me fournis en huile de tournesol et de colza auprès d’un céréalier local, situé à vingt kilomètres. Avant la crise, je lui achetais le litre à 2,00 €, il est venu me demander de soutenir le surcoût de l’énergie auquel il fait face et on s’est entendus à 2,40 €. Dans le même temps, l’huile issue des quatre ou cinq grands opérateurs industriels français est passée de 1,00 € à 2,80 € le litre.

Cela signifie que le contrat signé localement avec l’agriculteur est devenu plus avantageux dans un tel contexte, sachant que j’ai toujours choisi de privilégier son produit hautement qualitatif qui n’a rien à voir avec une huile de type industriel.

Peut-on selon vous parler de spéculation qui irait au-delà de la simple variation des cours due au contexte international ?

 

Zéro plastique et tout inox depuis toujours à Poitiers.

Je dis clairement oui ! Quand vous voyez que le cours des céréales a été multiplié par trois, qu’il a baissé d’un quart le mois dernier et qu’à ce jour, si vous jetez un œil aux cours sur internet, le prix du blé est revenu à celui d’avant la guerre en Ukraine, il y a de quoi se poser des questions. Je pense qu’il faut trier le bon grain de l’ivraie, évaluer la part d’augmentation raisonnable et celle de la spéculation et de la volatilité folle. Mais les filières sont difficiles à détricoter et il est compliqué, voire impossible, de savoir qui profite de la crise, entre la production, la transformation, le conditionnement et la distribution.

Ce qui est sûr, c’est que certaines augmentations ne correspondent pas à une hausse des coûts de production. Pendant longtemps, on s’était habitués à des prix bas et des marges très serrées dans le secteur alimentaire, aussi la hausse brutale des prix n’est pas quelque chose de familier. Autant l’augmentation du coût de l’essence ou de l’énergie finit par être acceptée, autant celle des prix alimentaires n’est pas intégrée. Dans ce contexte, j’observe d’ailleurs que la filière bio connaît des hausses plutôt raisonnables et que, dans les collectivités comme la nôtre, qui travaillent depuis des années sur la qualité, la relocalisation, le bio et la loi EGalim, il existe une forme de résilience où les surcoûts sont quasiment gommés.

Est-ce que ce contexte tendu exerce un stress sur vos équipes et la comptabilité ?

Travailler les produits bruts, une des clés de l’économie en restauration collective.

Il y a évidemment des effets, car si on peut baisser la température d’une pièce à vivre, on ne peut pas se permettre de réduire la taille d’une tranche de pain ou la quantité dans l’assiette. Il faut donc remettre en question les sources de dépenses inutiles et j’en vois principalement deux : le gaspillage alimentaire qui doit vraiment disparaître car il n’est plus acceptable ; il faut aussi régler le problème de la réservation des repas non honorée, un phénomène pas si marginal que cela dans les unités urbaines. Le caractère social de la restauration collective fait que les usagers prennent l’habitude de réserver leur repas sans être forcément présents le jour choisi. Or de mon côté, préparer 4 800 ou 5 200 repas scolaires, ce n’est pas la même chose et je peux subir jusqu’à 7 % d’aléas financiers. Il faut donc reposer ce sujet sur la table et faire évoluer les comportements. Regardez quand vous réservez un TGV, si vous ne le prenez finalement pas, il vous est rarement remboursé ou seulement en partie.

En cuisine, comment faites-vous techniquement pour contenir les surcoûts ?

On se comporte en gestionnaire et on regarde les leviers sur lesquels agir. Quelques exemples : pour la compote de pommes bio sans sucres ajoutés, on est passé des portions individuelles à du vrac dans des saladiers, cela a permis une économie de 20 % sur les quantités servies. Pareil pour la pomme entière servie en dessert, avec des accessoires simples comme les vide-pommes, on étrogne le fruit coupé en quartiers, résultat : il faut à peine 4 000 pommes pour 5 000 convives, on en gagne un millier. Dans d’autres cas, on renonce tout simplement à certains produits. Pour la viande d’agneau, la filière française étant très qualitative et réservée aux commerces de détail, on passe généralement par des élevages anglais, mais le kilo est passé de 9 à 18 €, aussi a-t-on décidé de s’en passer, on se recentre sur la volaille, les œufs, les plats à base végétale. Pour le pain, on vient de faire une dégustation de graines de chanvre. Une filière de matériaux d’isolation est en train de se mettre en place sur le territoire, tous nos boulangers vont donc plancher sur l’intégration des graines, qui sont un sous-produit non valorisé, dans leurs préparations.

L’avantage de l’alimentation, c’est qu’elle est très variée. En revenant à la saisonnalité (l’agneau était autrefois pascal, lorsque les brebis vêlaient, la tomme de fromage d’été n’est pas au même prix que la tomme d’hiver, etc.), on remet de la logique dans les approvisionnements. Prenez une salade verte : en janvier ou février, il faut des serres chauffées pour les produire, donc on évite et on se rabat sur les endives. D’une manière générale, tout ce qui est « artificiel », c’est-à-dire ce qui est produit dans des conditions qui demandent beaucoup d’énergie, qui plus est à partir d’engrais chimiques nécessitant eux-mêmes d’être chauffés, coûteront de plus en plus cher et ce n’est clairement pas une piste d’avenir.

Comment les élus de la ville vous accompagnent-ils dans vos efforts ?

La cuisine vivante dans de grandes unités, c’est toujours possible.

Ils sont comme nous, ils tentent de déchiffrer la situation et comprennent qu’il faut au besoin rallonger un peu les crédits. Si l’alimentation augmente, d’autres postes comme l’énergie connaissent une inflation encore plus importante. Dans une ville comme Poitiers, le poste restauration collective, c’est entre 3 % et 5 % du budget total. Le seul prix des denrées, lui, représente 1à 1,5 % de ce même budget. Il reste donc plus facile d’amortir les augmentations à la cantine que dans le poste énergétique, par exemple. Beaucoup de collectivités s’interrogent également, à ce jour, sur une possible augmentation des tarifs aux usagers, preuve qu’il est temps de proposer des alternatives d’organisation qui pourraient atténuer ces hausses.

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À Lons-le-Saunier (Jura), "se servir de la crise comme d'un levier et non comme d'un obstacle"

Didier Thévenet est le directeur de la restauration collective à Lons-Le-Saunier, un syndicat mixte qui prépare jusqu’à 7 000 repas jour pour plus de 40 communes. Fin connaisseur du fonctionnement des cantines, il appelle à vivre les difficultés actuelles comme une source de réflexion et d’action pour renforcer le lien avec les territoires.

Un Plus Bio : Comment vous adaptez-vous au contexte de flambée des prix de l’alimentation ?

Didier Thévenet. Photo J.C.

Didier Thévenet : Pour moi, il faut savoir se servir de la crise comme d’un levier et non comme d’un obstacle. Nous, les responsables de restauration, pratiquons un métier qui consiste à s’adapter en permanence à tous les contextes, pandémie, crise des prix, difficultés d’approvisionnement, etc. Cette crise n’est sans doute pas bonne pour les deniers publics mais elle n’est pas un problème en soi, dans la mesure où il existe de nombreuses possibilités de réduire les conséquences au sein des cuisines. Dans tous les cas, l’option de baisser le niveau d’exigence en renonçant au bio ou au local n’en est pas une pour nous.

Quelles actions mettez-vous en place à Lons-le-Saunier ?

Je répondrais par le résultat d’une vingtaine d’années de travail avec le territoire. Chez nous, toute la restauration collective est liée à la ressource en eau. Nous travaillons depuis des années avec les agriculteurs à l’amélioration de la qualité de l’eau potable autrefois menacée, en signant avec eux des contrats qui les ont amenés à un changement de pratiques. Et ça marche ! Car dès qu’on travaille en direct avec les producteurs du pays, que se passe-t-il ? On fait entrer de la valeur ajoutée du territoire, produite sans intermédiaire, des produits bruts et de saison qu’on transforme nous-mêmes. Cela empêche de vivre l’inflation issue des circuits plus longs qui nous rendent si dépendants des variations du marché et de la volonté des fournisseurs. À Lons, on est à 40% de bio et local, ce qui signifie qu’on a directement la main sur de grandes familles de produits : le pain, 100% bio et local, le bœuf (nous sommes une terre d’élevage), la farine, l’huile, le beurre et les produits laitiers, également les légumes : on achète plus de 200 tonnes de légumes par an en direct…

Dans la cuisine centrale de Lons, jusqu’à 7 000 repas par jour. Photo Gilles Lansard.

Que répondriez-vous aux responsables de restauration qui ne savent pas comment remédier à la hausse des prix ?

Je leur dirais que notre métier ne consiste pas simplement à recevoir des produits de grossistes à assembler en cuisine. Il faut également et surtout plaider pour un rôle de responsable beaucoup plus actif au sein de la collectivité. Je leur dirais donc d’abord de s’attarder sur les ressources de leur territoire, de regarder ce qui se produit autour d’eux. Ça peut passer par des appels d’offres et par du gré à gré, peu importe la démarche, mais c’est le premier pas à franchir. Le vrai futur, c’est la « résilience » alimentaire, pour employer un terme à la mode, c’est de coller aux réalités de nos environnements locaux et régionaux. J’ajoute qu’en achetant localement, je crée de la valeur sur mon territoire alors que quand j’achète à un industriel, je ne fais face qu’à des prix, et donc à des coûts.

Quelles astuces développez-vous en cuisine pour réduire ces coûts ?

Première chose, il faut se mettre en condition de pouvoir transformer et valoriser toutes les productions brutes sur son site. Éplucher, si on a une légumerie, mais aussi faire des choix dans les commandes. On peut par exemple acheter des poulets entiers plutôt que des cuisses ou des filets, ça coûte beaucoup moins cher. Autre exemple, quand je fais une purée, je la prépare avec seulement deux ingrédients : des pommes de terre bio et locales et du lait cru entier, qui vient directement d’une ferme. Là aussi, on ne dirait pas mais c’est moins cher que d’acheter de la poudre à mélanger à de l’eau et c’est franchement plus gourmand et riche de sens ! Une autre idée est de développer les cuissons basse température : on fait cuire des plats de nuit, quand on n’est pas là, cela réduit globalement le nombre de fours en marche et ça permet de maintenir une température de travail disponible le jour. Les cuisiniers pensent que c’est énergivore, mais non, on y gagne beaucoup et les matériels d’aujourd’hui sont parfaitement adaptés.

Recevoir et préparer des produits bruts, bio, locaux et de saison : la panacée ? Photo Gilles Lansard.

Malgré tout, faites-vous face à des augmentations de prix dans la gestion de l’économat ?

En termes de coût matière, ça a un peu augmenté, je suis actuellement à 2,00 € par repas, mais comme c’est aussi moi qui gère les budgets, je peux m’adapter et faire des choix. Du côté des élus et de la collectivité, c’est pareil, l’approche politique est orientée vers la qualité, et la confiance règne sereinement entre nous. En fait, s’adapter au changement, c’est vraiment une opportunité. C’est quand tout va bien qu’on risque de se laisser à la facilité ou de mettre de côté les décisions qui pèsent. Plus que jamais, rapprocher la restauration collective de son territoire est la piste à explorer. Si je vous disais que sur le territoire de Lons, mon plus vieux partenaire est un céréalier qui nous fournit toute la farine depuis vingt-et-un ans ? Et ça continue aujourd’hui avec la décision toute récente de créer notre propre atelier de fabrication de pâtes grâce au blé dur que nous apportent de nouveaux agriculteurs.

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