Reportage à Saint-Bonnet-le-Froid, Haute-Loire

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8 mars 2023
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Chez Régis Marcon, la cantine buissonnière du village trois étoiles

À Saint-Bonnet-le-Froid, petit bourg peuplé de 250 âmes posé à 1100 m d’altitude, le célèbre chef du restaurant «Régis et Jacques Marcon» a repris en 2020 la gestion de la cantine scolaire.

Derrière le caractère anecdotique de la vingtaine de repas, c’est toute une aventure alimentaire qui rassemble et nourrit le territoire, avec plus de 150 emplois à la clé.

Un reportage extrait de Jour de Fête, textes et photos Julien Claudel

« Maman, je t’aime tellement que quand tu seras morte, je t’empaillerai ! » Éclat de rire général dans la petite foule rassemblée au pied de l’église. C’est sur cette agora de Saint-Bonnet-le-Froid que, une fois par mois, les enfants de l’école jouent les crieurs publics devant une population rieuse et bienveillante. Une idée originale lancée en 2021 par l’institutrice, Julie Jibert : « On demande aux habitants d’écrire des messages que les enfants récupèrent, s’entraînent à déclamer en classe et crient sur la place publique. On ne s’autorise aucune censure, sauf la vulgarité ! »

Cette expérience drôle et inédite résume bien l’esprit du petit village juché à la frontière de l’Ardèche et de la Haute-Loire, entre les plateaux du Velay et du Vivarais. À Saint-Bonnet-le-Froid, voire très froid en hiver, c’est chaleur humaine toute l’année, et les enfants sont au cœur des attentions. Depuis deux ans, quand ceux-là vont à la cantine, ils vont en fait au restaurant, et pas n’importe lequel. Leur réfectoire ? Une salle de déjeuner d’un hôtel de caractère. La cuisine ? Celle d’une des brigadesde Régis Marcon, le chef triplement étoilé. L’idée ? Elle est toute bête : « Un jour ma belle-fille Lætitia me dit : « On a des restaurants haut de gamme dans le village mais on n’est pas fichus de faire bien manger nos enfants«  », se rappelle celui qui est aussi Bocuse d’Or 1995. La remarque fait son effet et, en 2020, les papilles scolaires passent d’« une livraison deux fois par semaine de barquettes en plastique sous vide, en liaison froide, avec des menus peu équilibrés » à des repas préparés sur place à base de produits bruts, de saison, locaux et majoritairement bio. « On ne gagne pas d’argent avec ça, précise le chef, je pense même qu’on en perd un peu, mais on peut se le permettre car l’éducation au goût et à l’alimentation saine, ça n’a pas de prix. »

Chaque mois, un cours de cuisine collectif pour flatter le palais et développer la culture alimentaire des enfants.

En parlant d’éducation, une fois par mois les enfants se retrouvent dans la super cuisine de formation mise en place par les Marcon et qui affiche toujours complet. Ils coupent, émincent, garnissent, égouttent, épluchent et apprennent les gestes qui comptent dans une ambiance festive. Régis intervient également en classe et organise des sorties champignons (sa spécialité mondialement reconnue), des cueillettes de simples et des découvertes du potager. « L’alimentation est devenue un vrai support pédagogique, les enfants tiennent des petits livrets de connaissance des denrées, font des cartes mentales autour de la châtaigne, la clémentine, le poireau… », complète l’institutrice Julie. Le végétal est mis en avant, et pas seulement pour des raisons pédagogiques. Chez les Marcon, c’est une affaire de culture et de civilisation, leur restaurant affiche les menus parmi les moins carnés des grandes cartes tricolores, et la protéine animale n’a droit de cité que si elle a une belle histoire locale à raconter.

Le village de Saint-Bonnet-le-Froid doit beaucoup, pour ne pas dire énormément, à la famille Marcon. Le patronyme est intimement lié au développement économique local. Il y eut d’abord Marie-Louise, la mère de Régis, qui reprit l’ancien café. « En 1956, la fameuse année du froid, mes parents paysans ont dû quitter leur ferme et ma mère s’est mise à travailler , raconte Régis Marcon. Puis elle a repris l’enseigne, commen à proposer des casse-croûtes et aménagé quelques chambres. J’ai vécu dans cette ambiance, dans cet endroit accueillant où je vis toujours aujourd’hui. Ma mère n’était pas du métier, mais elle avait cette générosité, ce sourire, ces qualités qu’elle manifestait déjà lorsque nous accueillions des étrangers à la ferme… En 1979, j’ai repris l’auberge et, depuis, je tiens à perpétuer les traditions d’accueil attachées à cette maison… »Les résultats se font rapidement sentir, avec une première étoile au Michelin en 1990, et grandissent à mesure que les projets fleurissent.

L'éducation par le plaisir, le toucher et les yeux... fermés !

À ce jour les « Maisons Marcon » comptent plusieurs établissements au village. Il y a bien sûr le restaurant « Régis et Jacques Marcon », mais aussi un grand spa, trois hôtels, une boulangerie, l’école de cuisine, un bistrot gastronomique et un bar de pays. Saint-Bonnet compte aussi beaucoup de boutiques et d’entreprises de services, soit en tout 34 commerces et artisans avec plus de 150 emplois à la clé. Autant dire qu’on ne connaît pas de dynamique rurale équivalente dans tout le Massif Central. Et ne parlez pas des effets d’un éventuel « empire Marcon », ni les habitants ni l’intéressé n’apprécient la formule. « L’empire serait l’affaire d’un seul homme alors que moi, je ne m’épanouis que dans le collectif. Au-delà de ma participation, ce sont tous les habitants qui ont intérêt à poursuivre l’aventure ! », corrige Régis. « Bien sûr cet homme est une locomotive pour la commune, reconnaît Julie, mère de Zoé, une élève de CM2, mais ici on forme comme une grande famille chaque membre tient à faire vivre le village et les commerces font tout pour garder le cap. »

Au lieudit Gambonnet, un grand potager mis en place par les Marcon et cultivé par Carine, maraîchère attitrée.

Tradition d’accueil et bon goût s’enracinent au village. Jacques Marcon, le fils de Régis qui œuvre à ses côtés depuis 2004 au succès du restaurant étoilé, entend développer l’héritage. Il vient de créer un grand potager au lieudit Gambonnet, sur un coteau exposé à 800 m d’altitude à dix minutes de Saint-Bonnet et qu’il a fallu longuement défricher. Dans cet endroit sauvage et préservé, Carine, la maraîchère attitrée, cultive seule ce jardin de cocagne où s’épanouissent un verger, des petits fruits, des légumes rares, des plantes aromatiques et des fleurs comestibles dont la boulangerie et les cuisines des établissements sont friands… Pour y parvenir, le chemin d’accès est un peu défoncé, accessible uniquement en 4×4. « C’est fait exprès, sourit Jacques, à la différence d’autres chefs, je souhaite d’abord installer quelque chose de sérieux avant d’en parler officiellement et d’en faire un lieu accessible à tous. »

Paysage de plateau, autour de Saint-Bonnet-le-Froid.

Ce goût de l’expérience du collectif est apprécié jusqu’au ministère, où Régis Marcon a été appelé avant son départ par l’ancien ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, pour plancher sur la réforme de la formation professionnelle. Le chef est aussi dans les petits papiers de la région Nouvelle-Aquitaine où il participe à fonder l’institut Joël-Robuchon, une haute école de la gastronomie où sera créée une vraie filière de formation à la cuisine collective. « Les cuisiniers des cantines sont à mes yeux les nourriciers de tous, les gens en fin de vie, les enfants, les personnes hospitalisées, pourtant la lumière n’est jamais mise sur eux alors qu’ils relèvent le plus beau des défis : nourrir sainement les enfants dans le cadre de budgets serrés et d’objectifs toujours plus ambitieux de bio, de végétarien et d’équilibre nutritionnel. Pour moi, la cantine dépasse aujourd’hui les cuisiniers et les gestionnaires, elle concerne tous les acteurs de la cité. »

L’air vivifiant du village d’altitude insuffle de belles idées qu’on a envie de partager au-delà de ses frontières communales dès la première matinée passée sur place. Liberté de refaire le monde, égalité d’accès au bien manger et fraternité des habitants, voilà la devise qu’on verrait bien s’afficher au fronton de Saint-Bonnet.

Et pendant ce temps, au restaurant "Régis & Jacques Marcon", un soir d'été...

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