« Cette crise sanitaire est un puissant révélateur des fragilités de nos sociétés »

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5 mai 2020
Trois questions à...

Chercheur spécialisé dans le droit à l’alimentation, membre du Centre Lascaux sur les Transitions, François Collart-Dutilleul analyse les conséquences de la crise sur nos comportements sociaux et les inégalités qu’elle engendre.

François Collart-Dutilleul, en novembre 2019 à Paris.

Comment vivez-vous ce confinement, chez vous près de Nantes, et que vous inspire cette crise sanitaire mondiale ?

En tant qu’intellectuel, j’ai l’habitude de travailler chez moi, ça ne change donc pas grand-chose ! Certes je me déplace moins, je ne vois pas mes enfants ni mes petits-enfants, mais j’ai la « chance » d’être entré dans l’âge, sans charges de famille, et j’ai plus de temps pour écrire. En ce sens je me considère comme un privilégié…

D’une façon générale, je trouve que cette crise sanitaire est un puissant révélateur des fragilités de nos sociétés. Elle pose la question de la hiérarchie des priorités et des urgences. Qu’est-ce qu’une crise et quand devient-elle grave ? J’ai l’impression de distinguer, dans la confusion, une sorte d’image inversée. On sait par exemple que la crise climatique a une origine collective, spécialement dans les pays développés, et qu’elle est connue de tous. Ses effets délétères se multiplient et s’amplifient partout sur la planète. Pourtant, on ne fait rien ou quasiment rien pour la juguler ou l’arrêter. C’est pareil pour la crise alimentaire : la FAO nous rappelle que plus de 820 millions de personnes souffrent de sous-nutrition, auxquels s’ajoutent deux milliards d’individus qui ne disposent pas d’un accès régulier à des aliments sains et nutritifs en quantité suffisante…

« Les crises sanitaire et climatique sont graves lorsqu’elles bousculent le contrat social des pays développés »

Pour la crise sanitaire en revanche, qui est, à la base, un problème tout à fait circonstanciel (un individu quelque part dans le monde consomme ou vend un produit qui contient un virus d’origine animale, lequel se transmet à l’homme), les effets deviennent extrêmement importants et, simultanément, globalisés. Il en résulte une perte de valeurs révélatrice de ces fragilités : on se familiarise à l’idée que lorsqu’une crise est incontestablement grave avec des causes connues (climat, famine), on ne fait rien ou presque, alors que, quand on est face à une crise dont on ne maîtrise pas la cause (Covid19), on prend rapidement des mesures tout à fait exceptionnelles.

Si on y regarde bien, les crises sanitaire et climatique sont graves lorsqu’elles bousculent le contrat social des pays développés car elles nous confrontent aux lois de la nature qui, par définition, nous dépassent, et dépassent tant les lois de la science que nos lois ordinaires.

Si on se projette dans l’avenir, diriez-vous que cette crise mondiale est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

Une crise, quelle qu’elle soit, n’est jamais une bonne nouvelle dès lors qu’elle tue, c’est pour moi un principe cardinal. Elle reste donc une très mauvaise nouvelle, mais paradoxalement, elle peut ne pas s’avérer inutile si on s’en sert pour faire quelque chose. Je m’explique.

La crise nous rappelle d’abord à l’idée de pénurie, qu’on croyait impensable dans nos sociétés d’abondance. Or la pénurie fait naître un sentiment d’insécurité qui, sur le plan démocratique, met en lumière ce qu’on ne voyait plus : le défaut de souveraineté. On constate d’ailleurs que des vices humains s’insinuent dans cet espace : ici on vole des masques sur les tarmacs, là on ment à la population pour dire qu’ils sont inefficaces alors qu’en fait il n’y en a simplement pas assez… La réalité, c’est qu’on ne sait pas gérer les situations de pénurie. Les pays en développement, pour qui la pénurie est une situation ordinaire, auraient sans doute des choses à nous apprendre.

« La pénurie ravive les inégalités économiques et sociales qui finissaient par être cachées »

Cette même pénurie, et c’est une autre conséquence malheureuse, ravive les inégalités économiques et sociales qui finissaient par être « cachées ». Inégalités éducatives, en premier lieu. Les parents en situation de précarité sociale rencontrent les plus grandes difficultés pour assurer la continuité de l’enseignement à la maison. Et il en va de même pour le logement : ce n’est pas la même chose de vivre confiné dans un appartement exigu en ville que dans une maison à la campagne avec jardin, et on peut se redemander pourquoi les logements sociaux s’avèrent souvent trop petits et bâtis avec une moindre qualité que les autres…

Enfin, je trouve que la crise offre un moment de réflexion démocratique qui nous permet de découvrir le grand service que rendent les « petits métiers » (aide-soignants, brancardiers, éboueurs, caissières…) mal payés par rapport aux « grands métiers » dont on ne sait pas trop finalement pourquoi ils sont mieux payés!

Le confinement et le régime d’interdictions qui en découle ont brutalement concentré l’essentiel de l’offre alimentaire entre les mains d’oligopoles comme celui de la grande distribution. Votre réaction ?

C’est en effet une réalité, et je m’étonne que personne ne propose que ceux qui profitent de la situation puissent venir en aide à ceux qui sont interdits d’exercer leur activité. Après tout, les surcroîts de bénéfices des grandes surfaces ne pourraient-ils pas être partagés avec les restaurateurs, les petits producteurs, les commerçants de détail ?

A cet égard la crise du Covid-19 pourrait être un accélérateur du changement, pertinent selon moi pour relier les questions de sécurité, de souveraineté et de démocratie alimentaires. Le moment est en effet particulier en ce qu’il modifie nos comportements alimentaires. Exit le sandwich avalé en un quart d’heure entre midi et deux ou le repas vite pris au bureau, en ce moment les familles, les citoyens sont plus attentifs à ce qu’ils achètent, à ce qu’ils cuisinent et ce qu’ils mangent. L’alimentation et le droit à l’alimentation reviennent ainsi au cœur des enjeux de la vie quotidienne.

Pensez-vous qu’il y aura un « monde d’après » comme certains l’espèrent, ou un simple retour au business-as-usual ? Et la démocratie alimentaire pour laquelle vous plaidez a-t-elle une carte à jouer ?

Je n’ai jamais trop cru au jour d’après. Si vous laissez un Trump à la tête des États-Unis, si vous laissez la Chine retrouver sa puissance commerciale, si vous laissez l’Europe paralysée dans son défaut d’unité et de décision, ce n’est pas avec une souveraineté de fabrication de masques et de tests qu’on corrigera la fracture Nord-Sud ou le dérèglement climatique. Le jour d’après ne viendra donc pas de la politique ni de l’économie, sinon ça se saurait.

« La question à se poser est donc la suivante : en quoi l’acte de manger peut me rendre citoyen et non plus seulement consommateur individuel ? »

En revanche, il peut venir de la base, en faisant revivre et évoluer la définition d’un terme un peu dépassé mais qui retrouve du sens : la citoyenneté. Tout le monde quel qu’il soit doit pouvoir manger à sa faim en accédant à des aliments de qualité. La question à se poser est donc la suivante : en quoi l’acte de manger peut me rendre citoyen et non plus seulement consommateur individuel ? Autrement dit, comment l’alimentation peut ouvrir une porte sur le collectif et non plus assouvir mes seuls besoins personnels ?

Ce que la crise sanitaire mondiale peut nous aider à faire, c’est de lancer ce grand débat nécessaire sur la citoyenneté, en ouvrant tous les sujets : la santé, l’environnement, le logement, le climat. Et bien sûr, pour la partie qui me concerne, l’agriculture et l’alimentation.

Comme disait Emmanuel Kant que j’aime beaucoup, « dans le règne des fins, tout a ou bien un prix, ou bien une dignité ». Le moment est venu de bien distinguer les deux termes entre ce qui a une simple valeur et ce qui est fondamental, vital pour l’humanité.

Recueilli par Julien Claudel

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