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13 janvier 2022
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Un mouton, ça broute énormément

Bien loin de l’image romantique du berger isolé au milieu des montagnes, Élodie et Julien Daumas incarnent le renouveau du monde agricole. Dans leur petit village gardois d’Aspères, ils expérimentent un nouveau modèle paysan, grâce à un projet novateur porté par la mairie : une bergerie communale. Cette aventure collective fonctionne plutôt bien depuis cinq ans, même si tous les protagonistes ont dû faire preuve de souplesse.

Par Agathe Beaudouin, journaliste. Photos Julien Claudel.

Ce serait presque ce qui fait le charme particulier d’Aspères, bourgade viticole d’environ 500 habitants située à quelques encablures de Sommières, dans le Gard. Une commune dotée d’un environnement naturel remarquable, qui a résisté à l’assaut des promoteurs immobiliers et où les maisons en pierre se devinent ici et là à travers des murs d’oliviers. Tout autour, des vignes et une garrigue omniprésente, dense, sèche et aride, capable de dévorer les moindres terres agricoles abandonnées. Un terrain de jeu immense pour les amateurs de VTT comme les randonneurs, mais beaucoup plus pernicieux quand arrive l’été et ses risques incendies. Les soldats du feu sont aux aguets.

Quand la garrigue investit la friche

À Aspères comme ailleurs, cette garrigue, il faut savoir la dompter. Ici, le dernier berger est parti en 1986. Les terres sont devenues trop chères et le métier, contraignant autant que peu rentable, ne séduit plus… « Quand j’étais petit, il y avait des bergers à Aspères. Leurs troupeaux entretenaient les espaces naturels, et quand ils sont partis sans être remplacés, nous avons assisté au développement de ce bois dense, au départ sans trop y faire attention », confie le maire Jean-Marie Teulade, oléiculteur de profession. Un souvenir d’enfance partagé par son voisin vigneron, Dominique Granier : « J’ai toujours entendu mon père appeler Valentin le berger, pour lui dire de venir faire manger ses bêtes dans nos champs ! Sans lui, nos vignes s’embroussaillaient. »

« J’étais sur mon téléphone, quand on a lu cette annonce sur Facebook, on s’est dit : pourquoi pas nous ? »

Trente ans après, la municipalité d’Aspères a choisi de rétablir ce cercle vertueux et de faire revenir les moutons sur ses terres. Comment ? En déchargeant les agriculteurs de l’acquisition du foncier agricole, véritable fardeau pour les jeunes qui veulent se lancer. Le conseil municipal, accompagné par la Safer, la chambre d’agriculture, le Département du Gard et la Région Occitanie, a pu acquérir des terres et mettre à disposition des infrastructures, ainsi qu’une maison pouvant loger une famille. Ce projet collectif et ambitieux, d’une enveloppe de 215 000 euros, aura mis près de dix ans à aboutir. En 2015, l’affaire est lancée et Aspères cherche son berger. Une annonce diffusée notamment sur les réseaux sociaux parviendra jusqu’aux hauteurs de Digne (04).

« J’étais sur mon téléphone, quand on a lu cette annonce sur Facebook, on s’est dit : pourquoi pas nous? », raconte aujourd’hui Élodie Daumas. Elle est alors adjointe de direction dans un centre de vacances et songe à sa reconversion dans l’agriculture, elle qui est née dedans. Julien, lui, est déjà dans le métier. L’offre est alléchante : contre 650 euros par mois, le couple d’agriculteurs bénéficie d’une maison, d’une bergerie, d’un hangar et de 20 hectares de pâturages. Le troupeau pourra avoir accès à 500 hectares de parcelles à entretenir. « Un bail comme ça, en tant qu’agriculteur, on ne peut pas faire mieux. »

Trouver le bon candidat

Au moment de l’entretien d’embauche, l’équipe municipale n’a aucun doute. « Les candidats au projet n’étaient pas très nombreux, rapporte le maire. Il fallait des gens sérieux, avec un projet viable, capable d’innover, de partager avec la population. Sur les quinze réponses, treize arrivaient de la région parisienne, des reconversions douteuses. À vrai dire, eux seuls correspondaient à nos critères. »

Lorsque la bergerie est inaugurée en 2017, en grande pompe, la petite famille Daumas est accueillie en star dans le village. Julien l’avoue : « Il a fallu prendre ses marques, écouter les uns et les autres, les vignerons, les chasseurs, les riverains, les élus, répondre aux attentes de tous et c’est sans doute le plus difficile dans ce genre de projet. On s’est mis au service de chacun. Cette question du collectif, c’est sensible, tout est question d’équilibre. Il faut respecter les cultures et les hommes. » Il s’est intéressé aux cépages de ses collègues vignerons, pour saisir les singularités de chaque parcelle, car les bêtes ne doivent pas passer à n’importe quel moment dans les vignes. Même démarche pour les oliveraies. « J’ai fait un inventaire, tout est informatisé pour élaborer un planning », explique l’éleveur passionné qui collabore avec une vingtaine d’agriculteurs. «  C’est vrai, au début, il a fallu convaincre les plus sceptiques, rassurer certains collègues mais aujourd’hui, les agriculteurs veulent tous faire appel à Julien et Élodie », observe Dominique Granier.

PME familiale

Pour l’accompagner dans ce travail exigeant, le couple travaille avec des ouvriers, mais là encore, les candidats se font rares. « On doit trouver des gens de confiance, qui connaissent nos brebis, savent surveiller le troupeau, qui vont poser des cloisons mobiles dans les vignes, puis les enlever … C’est un métier compliqué qui ne s’apprend plus vraiment », déplore l’agriculteur, dont le téléphone sur vibreur est sous tension. « Je travaille H24 ! » affirme celui qui se considère autant chef d’une PME qu’éleveur, et qui gère douze chiens pour suivre les troupeaux. Afin de faciliter leur déplacement, entre autres vers la Savoie l’été, lieu d’alpages des brebis, Élodie et Julien viennent tous les deux d’obtenir leurs permis poids lourds, et nourrissent maintenant un nouveau projet : la construction d‘un bâtiment avec une toiture photovoltaïque.

Au moment de son lancement, le bergerie d’Aspères a suscité beaucoup de curiosité. Cinq ans plus tard, elle fait, dans le Gard, toujours office d’exception. Aspères, un laboratoire du renouveau agricole ? « On a recrée de l’activité, on entretient la garrigue, on aide les autres agriculteurs, on a accueilli une nouvelle famille avec de jeunes enfants, ça fait du bien au village », énumère le maire qui n’y voit que des avantages et qui veut réveiller les consciences. « On montre qu’une autre agriculture est possible. Dans deux décennies, la commune aura rentabilisé son investissement. » Pour lui, aucun doute : les collectivités locales ont une responsabilité importante pour maintenir ou relancer l’activité agricole dans les prochaines décennies. « Si on ne se met pas à acheter du foncier maintenant, ce sera un désastre dans vingt ans », calcule l’élu qui s’inquiète : « Dans mon village, nous avons six ou sept agriculteurs sans repreneur, c’est une problématique dont il faut s’emparer pour sauver l’agriculture. »

« C’est notre glyphosate écolo à quatre pattes, ce sont leurs bêtes qui nous ont aidé à faire notre conversion en agriculture biologique. »

De l’automne jusqu’au début de l’été, les troupeaux entretiennent les terrains d’Aspères et des communes voisines, traversent des villages, empruntent les routes communales.

Les troupeaux, itinérants, amusent les petits et agacent parfois certains automobilistes. Le couple n’hésite pas à communiquer sur sa page Facebook, un travail de sensibilisation afin de toucher le plus grand nombre à ce renouveau de l’agriculture. « On a perdu l’habitude de voir des brebis sur nos routes. Oui, ça fait parfois ralentir les voitures, mais c’est pour la bonne cause », soutient Élodie. « C’est notre glyphosate écolo à quatre pattes, ce sont leurs bêtes qui nous ont aidé à faire notre conversion en agriculture biologique », défend Dominique Granier.

Arrivés avec 400 brebis allaitantes, Élodie et Julien Daumas en comptent aujourd’hui 1500. L’an passé, ils en ont aussi pris en pension. Un coup de pouce à un collègue de la Vésubie (06) qui avait beaucoup perdu lors des intempéries de 2020. C’est une valeur que la bergerie communale a permis de faire éclore : « Le projet est collectif à Aspères mais c’est quelque chose qui n’a pas de frontière, estime Julien Daumas. Dans ce nouveau monde agricole, il va vraiment falloir la jouer solidaire ! »

Cet article est issu de notre magazine « Jour de Fête » à découvrir et commander ici.

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