L’invité du magazine « Jour de Fête »
Gilles Clément : « Il en va de la vie comme de nos modèles culturels, ils changent tout le temps : cela s’appelle l’évolution. »
Nous avons rencontré en début d’automne Gilles Clément à la sortie d’une petite sieste méridionale, au salon du livre naturaliste du domaine d’Orvès, aux portes de Toulon (Var). À 78 ans, le « jardinier planétaire », père du « tiers paysage » et du « jardin en mouvement », a semé sa vie durant les graines d’un changement de conscience, dont la nature et la culture forment un duo inséparable que de nombreuses écoles s’approprient en divers endroits du monde. Entretien avec un éternel optimiste au tempérament rebelle qui nous invite à remettre du rêve et de la poésie dans le réel.
Un Plus Bio : Une question un peu décalée pour commencer : vous êtes régulièrement invité dans les médias, pour parler de votre métier, mais plus encore pour explorer, avec votre regard, ce qui nous touche, individuellement et collectivement, dans l’évolution de notre société et de tous les problèmes qui s’y collent. Comment expliquez-vous qu’on se plaise autant à faire parler le jardinier que vous êtes, fut-il « planétaire » ?
Gilles Clément : (Sourire). C’est assez vrai, de plus en plus, on me demande de parler de ce que je fais, ou des constats que je peux faire, mais si on me le demande personnellement -ainsi qu’à d’autres, je ne suis pas le seul !-, c’est peut-être parce que j’ai développé depuis longtemps une manière de voir le monde à partir de ce que j’appelle le respect du vivant. À mon métier de paysagiste, par exemple, j’ai toujours donné une préséance au vivant, beaucoup plus qu’à l’architecture, au design ou à l’esthétique, même si la résolution esthétique est quelque chose de très important. Pour être heureux dans un espace, trouver l’harmonie, il faut sans doute et malgré tout qu’il y ait une intervention humaine, parfois même dans des espaces très sauvages, mais il faut que cette intervention soit minuscule, simplement suffisante pour qu’on se sente à l’aise.
À « Jour de Fête », on attache une grande importance aux paysages, et notamment à ce qu’on nomme les paysages alimentaires. Ceux-là n’ont pas grand-chose à voir avec les jardins, mais on aimerait connaître votre point de vue sur l’évolution de ces terres et de ces reliefs qui ont pour fonction de nous nourrir.
Sortir des jardins et des paysages pour se concentrer sur les productions vivrières, là c’est un autre travail. Dans mon idée, on pourrait très bien imaginer quelque chose de complexe et de pas forcément perceptible d’un point de vue paysager, mais qui viendrait s’opposer frontalement à la lecture des cultures monospécifiques. Pour l’instant, mondialement, on est dominés par ces cultures monospécifiques. Un producteur de vin, par exemple, gère des hectares de vigne et, sur un grand périmètre autour de lui, il ne voit qu’elles.
« Par l’exploitation industrielle du territoire, on a donné naissance à une grande uniformisation du paysage. »
Même chose pour les autres producteurs, de fruits, de légumes ou des aliments qu’on cultive pour les animaux, comme le maïs… Par l’exploitation industrielle du territoire, on a donné naissance à une grande uniformisation du paysage.
Ce n’était pas du tout une obligation. Je veux dire qu’on aurait très bien pu imaginer, sur des espaces exploités de façon plus artisanale, des polycultures et des poly-élevages qui auraient donné aux paysages un caractère tout à fait différent, et qui seraient tout aussi rentables en termes de productivité que d’emplois. C’est d’ailleurs tout ce qui se passe en bio, dans les initiatives locales qui se multiplient. En polyculture artisanale ou, disons, très peu industrialisée, les paysages sont généralement assez esthétiques, il existe une harmonie, et les personnes qui s’en occupent ont davantage le sourire. À l’opposé, dans le modèle industriel qu’on dit « conventionnel », on a très peu d’emplois car tout est remplacé par des machines et des produits chimiques, et la production ne bénéficie pas directement aux producteurs.
Donc il y a aujourd’hui une sorte de robotisation des exploitants agricoles qui sont non seulement maltraités, car transformés en machines, mais également mis en danger à cause des produits toxiques qu’ils utilisent pour cette production industrielle : ils sont devenus des « exploités agricoles », condamnés à exécuter ce qu’on leur dit de faire pour toucher les primes de la Pac afin de rembourser leurs emprunts. Quand on regarde ces paysages agricoles industriels, c’est plutôt glaçant, ceux qui s’en occupent ne veulent pas parler, on les pointe du doigt comme étant ceux qui polluent. Ce qui est vrai, sauf que ce ne sont pas eux qui sont responsables : ils sont à la fois acteurs et prisonniers d’un système économique monstrueux…
Si j’étais patron d’une centrale d’achat chez un grand distributeur, je vous provoquerais un peu en disant qu’elles sont bien belles, vos fermes artisanales en permaculture ou en bio, mais moi j’ai pour mission de nourrir demain neuf milliards de personnes et, sincèrement, ce n’est pas avec votre modèle « heureux » que je vais y parvenir !
Je répondrais que ça, c’est le discours de la FNSEA, celui qui se diffuse notamment dans les lycées agricoles encore aujourd’hui, j’en ai été le témoin fâcheux à plusieurs reprises, en expliquant que le bio est inutile et incapable de nourrir la planète. Cette approche est selon moi criminelle, en plus d’être fausse. L’argent gagné de l’alimentation ne revient pas aux producteurs, ça se saurait, mais aux grands distributeurs, dont les quantités d’aliments stockées dans leurs lieux de distribution ne sont d’ailleurs pas toutes consommées. Pour activer la consommation, on a mis en place des dates de péremption, c’est-à-dire une forme d’obsolescence programmée, mais il reste à la fin de grande pertes, un gâchis alimentaire, et tout cela au nom de la seule logique du fric. Pourtant, on pourrait tout à fait nourrir la planète, en bio, artisanalement, il faudrait pour cela revoir en profondeur le système de production et, avant tout, de la distribution.
Vous pensez vraiment qu’on peut nourrir le monde entier en bio, ou c’est parce que depuis la FAO a commencé à en parler, en 2007, avec d’autres rapports qui sont venus confirmer cette hypothèse ?
Je le pense depuis toujours, même si l’artificialisation des sols n’aide pas. En France, un département disparaît sous le béton tous les cinq à sept ans, on imperméabilise de façon aberrante, on bâtit d’immenses tours et des immeubles vides où on n’aménage que des bureaux inoccupés, on ne redensifie pas correctement les cœurs de ville, on multiplie les centres de distribution alimentaires industriels en périphérie, les ronds-points, les parkings, et on oblige chaque habitant à prendre sa voiture. Alors qu’il faudrait des magasins disséminés un peu partout dans le tissu urbain dense, qui offrent de la nourriture qu’on peut aller chercher à pied. Cela existe, d’ailleurs, dans certaines villes et pas des moindres comme Paris, qui reste une cité privilégiée où il est encore possible d’aller acheter des produits sans prendre sa voiture.
« Quand on fait aujourd’hui le calcul écologique d’un produit, on se demande comment on a fait pour en arriver là. »
Plus généralement, quand on fait aujourd’hui le calcul écologique d’un produit, on se demande comment on a fait pour en arriver là. Regardez la saturation européenne des autoroutes par les camions, le ferroutage a été complètement délaissé. Si on évaluait le kilogramme de steak à l’échelle de ce qu’il coûte sur le plan écologique, il serait si cher qu’on ne pourrait plus se le payer… Pour moi, cela est dû au lobby de la bagnole. Un problème devenu planétaire, déterminant et très préoccupant : il faut aujourd’hui que chacun ait sa voiture et, si possible, un SUV !
Ce phénomène est pourtant récent. Il a commencé au XIXe siècle avec la révolution industrielle et a pris de l’ampleur avec le fordisme, qui a consisté à créer un mode industriel de fabrication d’éléments répétitifs standardisés qu’on a rendus majoritaires, au détriment de toute diversité, et en rendant obligatoire leur consommation. Ford a rendu l’achat de voitures incontournable en obtenant de supprimer tous les transports en commun de New-York et d’autres grandes villes. Ce mouvement s’est ensuite renforcé avec l’ultralibéralisme des années Thatcher et Reagan où, à partir de là, on est entré dans un mécanisme infernal complètement destructeur ; mécanisme dont on avait pourtant déjà tout dit des nuisances dans les années 1960, dans la mouvance de 1968 ou lors de la campagne présidentielle de 1974 et les discours de René Dumont.
« Avec la pandémie, il y a eu la prise de conscience que nous vivons collectivement à l’échelle d’un jardin planétaire. »
Comment imaginer dans ce contexte une rupture de cycle ?
Avec la pandémie, il y a eu la prise de conscience que nous vivons collectivement à l’échelle d’un jardin planétaire, que nous partageons tout et que nous sommes, tous, dans une sorte d’égalité par rapport à des questions vitales comme l’alimentation. Cela nous a réveillés, en nous invitant à l’idée qu’il faut changer de mode de vie. Mais cette prise de conscience, si elle est très visible chez les gens jeunes, a fait peur à ceux qui dirigent, c’est-à-dire ceux qui sont manipulés par les lobbies et dont le but est de nous maintenir dans un état de dépendance. Nous en sommes encore là. Lors du premier confinement, j’avais rédigé un article pour Le Monde, à la demande de mon ami journaliste Lucien Jedwab. Je l’avais intitulé « La stratégie de la peur » pour expliquer que les gouvernants n’avaient qu’une seule crainte, celle de changer de modèle économique. Cet article n’est pas paru, il n’a pas réussi à passer la barrière du comité de rédaction et des actionnaires, il se promène néanmoins librement sur internet…
Le politique n’aurait donc plus les moyens de nous aider à sortir de l’impasse globale ?
Le rôle du politique, c’est d’accomplir les différentes étapes d’un projet politique réel, or il n’y a pas pour l’instant de tel projet. Toutes les actions entreprises sont des réponses à la règle du « ça rapporte ou ça ne rapporte pas » : ça rapporte, on le fait, ça ne rapporte pas, on ne le fait pas. Un projet politique est toujours basé sur une utopie heureuse, une utopie réaliste si possible, avec une véritable pensée sur « comment fait-on pour vivre demain ? ».
« Ceux qui agissent, détiennent le pouvoir et font la loi, ce sont les grandes transnationales à l’échelle planétaire… »
Les politiques, pour lesquels on vote, n’ont pas vraiment le pouvoir et ils le savent. C’est la raison pour laquelle je pense que nous ne sommes pas dans une véritable démocratie, nous sommes dans une illusion démocratique qui consiste en un droit de vote sauf que les élus ne peuvent… rien faire.
Ceux qui agissent, détiennent le pouvoir et font la loi, ce sont les grandes transnationales à l’échelle planétaire, capables de peser sur l’écriture des textes de loi en rapport avec le marché qui les intéresse. Prenons l’exemple de la loi d’orientation agricole qui a débouché en 2006 sur l’interdiction des préparations naturellement peu préoccupantes, ces produits non toxiques si utiles en agriculture. Il y a de quoi hurler. C’est comme l’interdiction de récupérer les graines qu’on a semées… Certes il y a eu des amendements depuis, mais c’est à la suite de nombreuse levées de boucliers. Le seul pouvoir qui ait une véritable action aujourd’hui, c’est celui qui vient d’en bas, le reste c’est du pipeau.
Y a-t-il, justement, une place pour l’action politique locale, celle d’élu(e)s de territoires qui, au contact direct des bassins de vie et de la population, tentent de faire bouger les lignes ?
Les politiques qui ont le plus d’efficacité et de « pouvoir » sont en effet ceux des petites échelles, comme les communes, qui parviennent à développer des modes de gestion intelligents, sans perdre leurs emplois ni leurs sources de revenus, je pense à Mouans-Sartoux (06) mais également à d’autres. C’est ce que j’appelle « l’alternative ambiante », cette ambiance peu à peu se répand et qui résulte de la multiplicité d’initiatives intelligentes, lesquelles prendront probablement une valeur puissante lorsqu’elles seront fédérées entre elles. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Cela viendra, mais je pense que pour qu’il y ait un grand élan collectif, il faudra passer hélas par une catastrophe. Le Covid nous a un peu réveillés, mais il faut imaginer qu’il se passe une catastrophe locale avec de tels dégâts qu’on se dira alors « là, ce n’est plus possible ». Imaginez, une ville comme Paris n’a que trois jours d’autonomie alimentaire alors qu’il y a plus de cinquante ans, cette autonomie existait durablement. Les Anglais en étaient d’ailleurs très jaloux, ils trouvaient cela admirable. Or depuis longtemps, la sécurité alimentaire de la ville n’est plus du tout garantie.
Il y a quand même de bonnes nouvelles, je pense à cette initiative du « Parti poétique » d’Olivier Darné dont les projets associent nature, culture et nourriture. Ils ont développé une ferme d’une dizaine d’hectares au nord de Saint-Denis qui démontre de manière très efficace qu’on peut concilier production, distribution et consommation locales. Olivier est aussi à l’origine du « miel béton », un miel de grande qualité issu de ruches posées dans l’agglomération de Paris où les abeilles nombreuses profitent d’espaces plus variés et moins soumis aux traitements chimiques qu’à la campagne. C’est un comble !
Que pensez-vous d’une opération comme celle des « friches rebelles », imaginée par la Safer d’Occitanie en lien avec Un Plus Bio, qui consiste à remettre en culture bio des terres en sommeil pour faire coïncider les besoins et les ressources alimentaires d’un territoire ?
J’ai découvert cette initiative qui appelle deux réactions. Dans un premier temps, je pense qu’il est important de laisser les friches s’installer, car la végétation spontanée participe à nettoyer le sol et à lui rendre une santé que des cultures répétées ont fini par dégrader, notamment à cause des produits chimiques. Ensuite, si ces terres sont remises en culture biologique pour fournir de quoi assurer une partie de la sécurité alimentaire locale, je trouve l’idée extrêmement pertinente, qui participe de cette alternative ambiante dont je parlais plus haut.
« L’évolution est à attendre du côté des jeunes. [Leur] niveau de conscience est récent mais [leur] intensité est bien supérieure à celle d’il y a une vingtaine d’années. »
D’une manière générale, ce sont les associations bio, les agriculteurs qui ont déjà une expérience du changement, les initiatives comme celles de Terres de lien qui font évoluer les discours et les pratiques. Dans l’agriculture conventionnelle c’est beaucoup plus compliqué de changer. Passer en bio, c’est convertir sa terre durant trois ans sans l’assurance de rendement, il faut constituer une solide trésorerie pour passer le cap et, pendant ce temps, réussir le changement d’itinéraire technique. C’est pour cela que la création apparaît plus simple que la transition et c’est aussi pour ces raisons qu’il faut soutenir et aider tous les agriculteurs dans le changement.
À cet égard l’évolution est à attendre du côté des jeunes. La jeunesse d’aujourd’hui est très inquiète, elle sait que c’est elle qui va souffrir des contrecoups qui vont s’aggraver. Elle a compris à quel point il y a une urgence à vivre autrement et à s’organiser en fonction de la protection du vivant. Ce niveau de conscience est récent mais son intensité est bien supérieure à celle d’il y a une vingtaine d’années. Je rencontre régulièrement les jeunes, je les écoute, je fréquente de nombreux enseignants qui sont à leur contact, il y a un vrai changement d’approche et c’est tant mieux.
Pourtant les jeunes sont également confrontés à la difficulté d’intégration sur le marché du travail, pensez-vous qu’ils soient capables de porter un idéal de rupture très longtemps, ne serait-ce que pour gagner un salaire ?
La problématique de l’emploi, c’est vrai, peut jouer sur les convictions, mais cela pose une autre question qui est celle du choix du « modèle de convoitise » : que désirons-nous ? Du fric ? Pourquoi faire ? Pour accumuler des biens qui ne servent à rien ? La première urgence c’est ce qu’on mange car on ne peut pas s’en passer. On n’est pas obligés de changer tout le temps de voiture, de vêtements, de meubles, de tissus, de rideaux, de frigidaire, d’avoir des machines inutiles, des couteaux électriques à couper le beurre ou je ne sais quoi, franchement ça va !
« À part Socrate qui m’a appris le « Connais-toi toi-même » que je trouve juste, mes philosophes, ce sont plutôt des personnages comme Gaston Lagaffe ou Philippe Geluck. »
Malgré ces constats sévères, vous ne vous interdisez jamais la pratique de l’humour. Votre dernier livre « Notre-Dame-des-Plantes », sorte de conte pour expliquer qu’il faut profiter de l’entrée de la lumière dans la cathédrale de Paris pour y installer un jardin, est truffée de facéties et de pirouettes. Rire est une thérapie ?
L’humour nous permet de vivre, avec lui on n’est jamais plombés, on invente des choses. À part Socrate qui m’a appris le « Connais-toi toi-même » que je trouve juste, mes philosophes ce sont plutôt des personnages comme Gaston Lagaffe ou Philippe Geluck. C’est-à-dire ceux qui sont capables de se mettre en dérision, de regarder le monde en nous faisant éclater de rire, en pointant la connerie mais également en proposant des solutions intelligentes et drôles. Les Belges sont très forts pour ça. Il faut pouvoir expliquer notre complexité avec des mots simples, il n’y a rien de plus insupportable que de raisonner dans un jargon d’initié. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle les nouveaux modes d’expression ont plus d’impact que d’autres ouvrages. Je pense à Fred Bernard ou Simon Hureau, par exemple, ils dessinent et racontent une histoire qui peut être comprise aussi bien par des enfants que des adultes, tout en abordant la complexité des thèmes de l’écologie, de la biodiversité, des jardins. La connaissance ne se diffuse pas à partir d’un entre-soi mais par des modes communication à tous. Les films, les spectacles, la poésie ou la musique servent à cela. Quand j’écoute le jeune chanteur Cyril Mokaiesh, il y a quelque chose qui passe, c’est fort, et ça ne touche pas que des savants.
Il y a aussi une forme de métaphore provocatrice dans « Notre-Dame-des-Plantes » qui consiste à s’attaquer à des totems figés, aux institutions. En écrivant qu’on peut faire un jardin dans la cathédrale incendiée, vous savez que vous heurtez les tenants du classique !
Il en va de la vie comme de nos modèles culturels, ils changent tout le temps, cela s’appelle simplement l’évolution. Or il y a des « fixistes », les évangélistes en font partie, qui ne veulent pas que ça change ou qui ne croient même pas aux mécanismes biologiques de l’évolution. C’est comme ça. Les architectes des monuments historiques, dans leur registre, ont pris un pouvoir fantastique, ils ont pour mission de reconstituer à l’identique, quelque soit l’argent que ça coûte. Pour Notre-Dame, ils n’ont absolument pas soutenu d’autres idées. Si les grands mécènes financiers comme Bernard Arnaud ou d’autres avaient adopté le projet de création d’un jardin, les architectes seraient partis en guerre ! Pourtant, la flèche de Viollet-le-Duc n’est pas du tout originelle, on sait aussi que le dessin de Notre-Dame a des origines syriennes. Le blocage des autorités qui veillent sur le patrimoine est devenu névrotique, c’est un signe des temps assez éloigné d’autres époques. Quand j’ai fait les jardins de Valloires, dans la Somme, c’était autour d’une abbaye cistercienne détruite par un incendie au XVIIIe siècle et rebâtie selon l’approche classique du XVIIIe siècle et non selon le schéma cistercien d’origine. Si elle brûlait de nouveau aujourd’hui, nul doute qu’on la reconstruirait… comme au XVIIIe siècle !
« Aujourd’hui, il nous manque la fantaisie et le baroque comme contrepoint à la rigueur. »
Cet attachement au caractère figé de nos institutions n’est-il pas le signe que l’évolution de nos sociétés va trop vite et qu’on a besoin de se raccrocher à ce qui perdure ? Diriez-vous par exemple que, à la lumière du jardin en mouvement dont vous avez créé et largement diffusé le concept, Le Nôtre était un mauvais jardinier à Versailles ?
André Le Nôtre fut un grand paysagiste. Il n’était pas forcément intéressé par le jardin, mais c’était un concepteur remarquable complètement inscrit dans une époque de construction classique, laquelle correspondait alors à une logique d’illusion du pouvoir du moment : on prenait la vue jusqu’à l’horizon, avec ses perspectives et même au-delà, comme on allait vraiment loin dans la prise de pouvoir. Cette affirmation de l’autorité souffrait toutefois de quelques écarts qui la rendaient plus acceptable : on a oublié de dire que sous Louis XIV, à la cour, tout le monde portait des perruques, était exagérément maquillé et s’habillait avec des déguisements infernaux : ils décollaient ! On était dans le baroque absolu au niveau des mœurs et cela offrait un vrai contrepoint à la rigueur. À Versailles, il se passait des trucs pas possibles dans les sous-bois, qu’ont osé décrire quelques historiens qui ont raconté ce qu’on savait seulement par voie orale. Bref c’était le « boxon », il faut le dire, alors qu’aujourd’hui on se balade en ne voyant que ce qui reste, c’est-à-dire l’imposant, le classique, le rectiligne, mais pas les perruques et le reste. Aujourd’hui il nous manque ça, la fantaisie et le baroque comme contrepoint à la rigueur. D’ailleurs pour moi, le château de Versailles est comme un grand HLM sans aucun charme !
À vous écouter, on sent que vous êtes le contraire d’un nostalgique. Un vrai optimiste ?
Oui, je le crois. Le jardinier est quelqu’un qui met une graine dans le sol, c’est pour demain, il n’est pas tourné vers le passé, il se laisse surprendre en permanence par ce qu’il n’avait pas prévu, et il laisse se créer ce que j’appelle l’espace d’indécision, un espace qui permet de prendre une décision à la dernière minute. C’est le contraire d’une vision technocratique, qui prévoit tout à l’avance et qui, à la fin, souvent, se plante ; le contraire du GPS qui n’a pas vu le trou sur la chaussée et dans lequel on tombe. Il y a dans nos sociétés occidentales une logique d’illusion de la maîtrise qui va de pair avec la non acceptation de l’aléa, de l’imprévisible, comme en témoigne la crise du Covid. Quoiqu’il arrive et même s’il se trompe, le pouvoir s’impose. Il n’accepte pas l’hésitation. L’espace d’indécision est une des phrases de mon livre du Tiers Paysage, où je dis que cette indécision doit être portée à la même hauteur politique que la décision. Cela nécessite d’être en accord avec la possibilité d’une évolution permanente, et qu’on ne peut prendre une décision qu’en dernier, pour ne pas faire de connerie, tout du moins pour ne pas prendre d’emblée la mauvaise décision.
Recueilli par Julien Claudel