« Changer l’alimentation demande plus de coopération entre les territoires »

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8 juillet 2021
Trois questions à...

Comment franchir le grand cap de la transition écologique dans les cantines et au-delà grâce au levier de l’alimentation ? Et est-ce que l’ensemble des acteurs est prêt à opérer une mutation pour déployer de plus grandes ambitions ? Le point de vue d’Emmanuel Dupont, expert conseiller « transformation et territoires » à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Emmanuel Dupont, expert conseiller à l’Agence nationale pour la cohésion des territoires.

Un Plus Bio : Vous avez participé durant deux jours aux Journées techniques du Club des Territoires Un Plus Bio dans le Gers, les 22 et 23 juin derniers. Quels enseignements en retirez-vous ?

Emmanuel Dupont : Je connais Un Plus Bio par son directeur Stéphane Veyrat, et à travers notre partenariat national. J’ai voulu profiter de ces journées techniques pour partager un peu de la vie du réseau, rencontrer ses membres, mieux comprendre leur engagement. C’était aussi l’occasion pour moi de me former un peu sur ce sujet très riche, mais aussi très complexe, qu’est l’alimentation. Le programme de ces journées, visant à travailler le lien entre l’agriculture locale et l’alimentation collective bio, m’intéressait aussi particulièrement. Ma deuxième motivation en me rendant à Lagraulet, c’était d’aller à la rencontre d’un territoire très engagé ayant de nombreuses réalisations à son actif. En visitant sur place les installations, en rencontrant les salariés, les élus, on se rend mieux compte.

« J’ai été bluffé par le rôle, je dirais même l’abnégation et la motivation, des techniciens »

 

Ma « surprise » a été de voir à quel point les changements culturels et professionnels dans le monde des cantines sont complexes et exigeants, et reposent largement sur le « facteur humain » ! En participant par exemple à l’atelier sur l’évolution des métiers de la restauration collective, j’ai été bluffé par le rôle, je dirais même l’abnégation et la motivation, de ces techniciens, acteurs des collectivités, dans la mise en œuvre d’évolutions professionnelles profondes et qui touchent beaucoup de monde, les cuisiniers, les agents, les intendants, les gestionnaires… On le savait, mais cela se vérifie tous les jours : pour réaliser une vraie transition, il y a d’abord un important travail humain à mener… et il faut donc aussi s’intéresser au travail : les statuts, les recrutements, les conditions de travail, les salaires… c’est essentiel. Avant de parler de bio, de local dans les assiettes, comme je l’ai entendu d’une représentante de collectivité, si une cantinière rechigne en cuisine et préfère ouvrir des boîtes pour ne pas s’embêter, on mesure rapidement combien il faut de persévérance pour faire bouger les lignes.

Pour moi, cela justifie complètement le besoin d’accompagnement des professionnels et des collectivités qui est une des raisons d’être d’Un Plus Bio.

Dans votre intervention du dernier jour, vous parlez d’un «plafond de verre» que les collectivités auraient du mal à dépasser. Que voulez-vous dire ?

C’est une image… Je veux dire par là que les territoires développent localement des démarches très innovantes en matière d’alimentation collective bio, mais cela reste encore local et dispersé. Il y a encore tellement de collectivités et de territoires à convaincre, à accompagner et à soutenir. Se pose donc toujours la question du changement d’échelle de nos pratiques… et de la « lenteur » des changements attendus. Bref, comment accélérer ? Comment, partant des territoires, se donner les moyens d’une vision et d’une mise en œuvre à grande échelle ? C’est ici que le dialogue avec Un Plus Bio m’intéresse et prend tout son sens.

« La montée en puissance des territoires les oblige désormais, inéluctablement, à devoir s’intéresser à l’échelle nationale »

 

Parmi les raisons qui expliquent cette situation, très répandue pour ne pas dire générale : les acteurs territoriaux ont tendance à penser que leur rôle est exclusivement local. Ils considèrent que l’échelle nationale est réservée à l’État. C’est la logique, traditionnelle, des rapports entre État et territoires, héritée de la décentralisation. Mais les choses sont en train de bouger. La montée en puissance des territoires les oblige désormais, inéluctablement, à devoir s’intéresser à l’échelle nationale. C’est encore là que se jouent la mise en place de nos grandes politiques, ainsi que la distribution des ressources. Les territoires doivent sortir d’une logique de « dialogue » bilatéral, cloisonné, avec l’État et prendre conscience de leur expertise, de leur force, de leur capacité d’action lorsqu’ils s’unissent. La mise en place de réseaux thématiques (comme Un Plus Bio) est la première étape de cette dynamique.

Une action publique horizontale est en train de se mettre en place mais les acteurs locaux doivent, eux aussi, s’investir pour la concevoir ensemble et ne plus considérer que seul le niveau local est important et/ou actionnable. Des réseaux comme Un Plus Bio peuvent apporter une réflexion essentielle à cette démarche.

« Comment sortir d’une logique purement locale de bénéficiaire ou d’innovateur en marge des grandes politiques ? »

 

Lors de son intervention devant les adhérents du Club des Territoires.

La question est donc maintenant de savoir comment s’organiser, en tant qu’acteur local, pour peser sur l’échelle nationale, peser sur les grandes orientations (et leur mise en cohérence), la gestion des fonds publics, l’évolution de la réglementation… Bref, comment sortir d’une logique purement locale de bénéficiaire ou d’innovateur en marge des grandes politiques ?

La réponse est évidente à défaut d’être simple : il faut coopérer, les acteurs locaux doivent s’unir et constituer des réseaux et des dispositifs, mobiliser des moyens pour agir et négocier à l’échelle nationale. Cela demande un peu de créativité organisationnelle.

Concrètement, qu’entendez-vous par agir et négocier à l’échelle nationale ?

En France, le rôle de l’État est tel qu’il est difficile d’imaginer ne pas devoir le mobiliser plus et mieux. Mais cela n’empêche pas de penser que les territoires auront le premier rôle ; l’objet de l’alimentation bio collective s’y prête complètement, on pourrait dire qu’il n’y a pas de sujet plus territorial que celui-ci !

Mais pour y parvenir, il faut assurément que les territoires s’organisent plus entre eux et mettent en place des coopérations effectives. Territoire ne doit pas vouloir dire repli local, où chacun réinvente tout dans son coin, loin des autres, en essayant de trouver des moyens là où il peut et pour son seul bénéfice. Dans cette perspective, de manière très générale, la coopération entre les territoires pourrait avoir, selon moi, deux dimensions :

« Plutôt que de toujours lancer des marchés et recourir à des prestataires, ne pouvons-nous pas imaginer des possibilités d’accompagnement entre pairs ? »

 

  • La première consisterait à leur permettre de se doter, de manière mutualisée, éventuellement sous forme de communs, de moyens partagés à l’échelle nationale. Moyens de formation, d’accompagnement, de conseil, d’expertise, etc. Il s’agit ici d’aller au-delà des traditionnels échanges d’expériences et de véritablement rendre possible l’accompagnement, entre professionnels et entre élus, de manière ponctuelle ou durable. On pourrait, par exemple, imaginer des formes de mécénats d’expérience. Plutôt que de toujours lancer des marchés et recourir à des prestataires, ne pouvons-nous pas imaginer des possibilités d’accompagnement, véritablement professionnalisés, entre pairs, dans le cadre d’un dispositif conçu et porté par les territoires ? Les territoires pourraient, de même, mettre en place un dispositif mutualisé de formation sur l’alimentation collective bio.
  • La seconde consisterait à s’organiser aussi pour peser plus fortement sur les politiques nationales : concevoir des programmes d’action, co-gérer des moyens financiers nationaux, faire évoluer le droit, proposer à l’Etat ou aux régions des dispositifs opérationnels d’accompagnement des territoires… bref, porter une voix collective, celle des territoires et des collectivités engagés, volontaires. Sur les sujets émergents, l’alimentation collective bio comme bien d’autres, c’est tout l’enjeu (absolument essentiel en France) de l’affirmation progressive des têtes de réseau et de la capacité des territoires à coopérer, à agir ensemble pour négocier plus favorablement avec l’État.

« L’alimentation collective bio est un sujet éminemment riche et complexe »

En conclusion, je dirai ceci : l’alimentation collective bio est un sujet éminemment riche et complexe, ne se laissant pas réduire aux silos traditionnels de l’action publique. Il faut donc aussi se demander comment, de manière originale et forte, le porter. Vous l’aurez compris, je pense qu’un réseau comme Un Plus Bio est naturellement appelé à jouer un rôle dans l’évolution de ces pratiques. Son ancrage dans les territoires via ses adhérents et sa position de réseau national, en font un acteur pouvant apporter beaucoup, bien sûr aux acteurs locaux, mais aussi à l’évolution de nos politiques publiques.

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