3 questions à Benoît Grimonprez

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30 janvier 2024
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3 questions à Benoît Grimonprez

Benoît Grimonprez, professeur et chercheur en droit rural à l’Université de Poitiers se définit lui-même comme « auteur, compositeur et interprète du droit rural ». Habitué des interventions auprès d’Un Plus Bio pour nous éclairer sur le foncier nourricier, nous lui avons cette fois demandé d’interpréter la mobilisation agricole qui secoue ce mois de janvier. 

Un Plus Bio : Que nous dit d’après vous cet énième révolte ? 

B.G. : La crise du secteur agricole couve depuis de longues années. Elle se manifeste, par éruptions de colères, dans les périodes où la conjoncture se détériore. C’est le cas de l’année 2023 qui contraste avec les précédentes (2021, 2022) plutôt florissantes pour une grande partie des exploitations. Le facteur déclencheur du mouvement est donc avant tout financier : hausse des charges, prix qui flanchent, subventions non-payées. A partir de là, l’ensemble des frustrations du milieu remontent à la surface sous la forme d’un ras-le-bol général. La suite ressemble à un mouvement étudiant où s’agrègent des revendications hétéroclites, réalistes pour certaines, totalement utopiques pour d’autres.

Quand on gratte un peu, les problèmes sont plus structurels : un malaise profond qui traverse la profession. Quel sens ça a d’être agriculteur de nos jours ? Le plus vieux métier du monde, que de travailler cette terre ingrate, de s’occuper des bêtes, est désormais au centre de la scène sociétale (environnement, climat, aménagement du territoire, alimentation…). Et pourtant, les agriculteurs ont le sentiment d’être relégués à la périphérie, de ne plus participer à un monde qui choisit pour eux.

Surtout, il y a le fait que le métier ne paie pas, qu’on ne peut plus en vivre ! Au temps jadis des paysans, la rentabilité économique passait presque pour vulgaire. Paysan était une condition, un état dont on héritait. Mais aux temps modernes de l’agriculteur, de l’entreprise agricole, il paraît complètement anormal de ne pas dégager de revenus, de ne pas être à parité de niveau de vie avec ses voisins. La misère n’est plus une fatalité. Il y a donc un peu sur les routes l’esprit de revanche des vaincus du système, là où les vainqueurs (qui engrangent les terres et montent des holdings en cascades) se noient cyniquement dans la masse défilante pour espérer gagner plus encore.

 

« C’est triste à dire, mais les pouvoirs publics considèrent l’agriculture comme un risque – pour l’eau, pour la biodiversité, pour le climat, pour le voisinage – qu’il faut encadrer et limiter. Au lieu d’acter dans des lois une orientation agricole, on verse donc dans de l’ingénierie réglementaire de mauvais aloi (ratio de haies, enregistrement des phytos, quantité d’engrais…). La défiance remplace la confiance. »

 

Un Plus Bio : Que percevez-vous d’intéressant dans les revendications du monde agricole ?

B.G. : En tant que juriste, forcément le discours sur l’insoutenable légèreté des normes me fascine. Rien de nouveau sous le soleil de janvier, mais une complainte qu’il faut entendre et reconnaître pour sa grande part de vécu. Indéniablement les règles s’entassent, se technicisent, se contredisent. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ! Le moindre fait et geste de l’agriculteur est réglementé, par malchance contrôlé. Je comprends que rendre des comptes à tout bout de champ soit difficile à vivre quand on a choisi le grand air et les grands espaces.

Mais on se trompe sur l’origine du mal normatif. On accuse droitièrement l’administration et la technostructure de produire des règles « hors-sol » déconnectées des réalités des agriculteurs. Oui, mais… D’abord, c’est quand même les représentants patentés de la profession agricole qui copilotent l’avion qui est en train de se cracher. 60 ans qu’ils murmurent à l’oreille du ministre, qu’ils occupent toutes les instances qui traitent d’agriculture. Peu de textes et de décisions échappent à leurs fourches caudines.  C’est ce reste qu’ils convoitent aujourd’hui.

Ensuite, cette bureaucratie galopante n’est que le résultat d’un manque de courage politique pour changer véritablement le modèle agricole. Moins on régit, plus on réglemente. Mécanique implacable. Confrontés à l’immobilisme des syndicats, les gouvernements successifs en sont réduits à passer par la voie réglementaire pour gérer les risques agricoles. C’est triste à dire, mais les pouvoirs publics considèrent l’agriculture comme un risque – pour l’eau, pour la biodiversité, pour le climat, pour le voisinage – qu’il faut encadrer et limiter. Au lieu d’acter dans des lois une orientation agricole, on verse donc dans de l’ingénierie réglementaire de mauvais aloi (ratio de haies, enregistrement des phytos, quantité d’engrais…). La défiance remplace la confiance.

Tous les non-dits du mouvement m’intéressent aussi. Eloquence du silence ! Pour moi, l’inégalité entre les agricultures et les agriculteurs est la grande absente du discours. Comme si tous les producteurs chevauchant leurs montures métalliques formaient une unité. Qui connaît la campagne n’est pas dupe.

S’ils dénoncent la concurrence déloyale avec leurs homologues étrangers, ils taisent qu’ils sont avant tout concurrents entre eux pour se partager le gâteau : l’accès à la terre, le montant des aides, les marchés, l’usage de l’eau… Les chiffres montrent les extraordinaires disparités de revenus entre les filières et au sein même de celles-ci. En gros, l’agriculture moyenne se paupérise, tandis que les structures fortement capitalisées ne touchent plus terre. Là où on marche sur la tête, c’est que les entreprises les plus « performantes » sont très peu impactées (financièrement) par les normes environnementales, en vérité assez symboliques quand on analyse leur portée. C’est pourquoi, une première solution à la crise serait déjà, à la racine, de mieux répartir l’accès aux ressources naturelles et financières. Une seconde serait de demander des efforts différents aux acteurs au regard des moyens différents dont ils disposent. J’irai jusqu’à demander l’exemplarité à tous ceux qui peuvent se la payer.

 

« L’idée serait de faire confiance aux agriculteurs sur leur capacité à atteindre des objectifs fixés d’un commun accord avec la puissance publique. (…) L’administration, en plus d’être absoute de ses pêchés, pourrait revenir à sa mission essentielle : servir le public. »

 

Un Plus Bio : La solution ne passerait-elle pas par un nouveau « contrat » comme vous l’évoquez à différentes reprises ? 

B.G. : Je pense que la population, comme moi, est troublée par ce mouvement. Son cœur est naturellement avec les agriculteurs. Mais sa raison lui dit que tout ce qui est revendiqué n’est pas acceptable, notamment le relâchement sur l’environnement. C’est pourquoi il est absolument nécessaire de savoir sur quels fondamentaux la société et les agriculteurs s’accordent. Tel serait l’objet d’un nouveau pacte social qui relégtimise notre modèle agricole.

Mais il y a deux grandes conditions de ce new deal. La première c’est l’engagement. Je parle d’un véritable engagement, qui oblige juridiquement celui qui l’a formulé. Pas des déclarations d’amour de la nature en l’air, mais des preuves d’amour. Je sais que la profession a, culturellement, beaucoup de mal avec l’engagement sur la durée parce qu’elle ne sait jamais de quoi demain sera fait. La seconde condition c’est la réciprocité : le donnant-donnant. Le pacte reconnaîtrait l’exception agricole et les efforts collectifs nécessaires pour soutenir le secteur (en matière d’accès à l’eau, de fiscalité, d’énergie…). Sauf que ces avantages ne seraient pas un dû inconditionné, mais la contrepartie d’efforts que l’agriculture consent pour accomplir sa révolution.

Pour moi, l’intérêt majeur de cette refondation politique serait de basculer dans une logique de résultats, seule alternative au toujours plus de réglementation des pratiques. L’idée serait de faire confiance aux agriculteurs sur leur capacité à atteindre des objectifs fixés d’un commun accord avec la puissance publique (sur la biodiversité, la fertilité des sols, les produits utilisés). Les contrôles n’interviendraient qu’à l’échéance prévue pour vérifier le respect de la trajectoire. Surtout, les agriculteurs seraient libres de déterminer les moyens à mettre en place pour satisfaire leurs obligations, ce qui serait beaucoup plus responsabilisant et stimulerait l’innovation.

Je plaide aussi pour des engagements collectifs de la profession au niveau des territoires. Les coopératives, parce qu’elles représentent tout à la fois les producteurs et une partie de l’aval, seraient les instances charnières pour assumer les obligations. Je pense aussi aux chambres d’agriculture pour ceux qui n’adhèrent pas à ce type de société. Ce seraient ces structures qui devraient rendre des comptes à l’Etat et s’assurer que les agriculteurs, pris individuellement, respectent leur part du contrat. Cette forme d’auto-contrôle pourrait parfaitement être délégué à des organismes de certification comme cela existe dans de nombreuses filières de qualité. L’administration, en plus d’être absoute de ses péchés, pourrait revenir à sa mission essentielle : servir le public.

 

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